Sur le mur du café trônent les couleurs du Pays basque, du Kurdistan, de l'Azawad, territoire du nord du Mali revendiqué par des Touaregs indépendantistes, et des Amazighs des îles Canaries (plus connus sous le nom de Berbères). «Ce sont les drapeaux des peuples que l'on étouffe, comme nous», explique Younes Nanis, le propriétaire de l'établissement installé dans la Société pour l'identité et l'héritage de Zouara. Cette ville amazighe est à part dans le paysage libyen, à l'image du drapeau et de l'écriture amazighs, omniprésents dans les rues. Sa position géographique fait d'elle le centre des calamités qui rongent la zone. Située à 60 km à l'est de la frontière tunisienne, la cité portuaire est au cœur de la route empruntée par les terroristes et les contrebandiers. Ses plages sont un lieu de départ idéal pour les migrants qui cherchent à atteindre l'Europe. Jihadisme, marché noir et trafic humain, cela fait beaucoup de fardeaux pour une ville de 50 000 âmes.
Pour s’en sortir, les autorités locales ont fait le choix de l’autogestion. D’un point de vue sécuritaire, la ville s’est dotée d’une police et d’une armée. Cette dernière, composée d’anciennes brigades révolutionnaires, veille à la sécurité des «frontières» de Zouara, qui s’étendent depuis le poste-frontière de Ras Jadir jusqu’au complexe gazier de Mellitah, soit 80 kilomètres de côtes.
«Lutte contre-idéologique»
«Chaque semaine, nous arrêtons des terroristes en provenance de Tunisie, explique un membre d'une de ces brigades. Nous les remettons aux gardes-frontière tunisiens, mais il semble qu'ils préfèrent les relâcher.» «Nous sommes un lieu de passage pour les jihadistes. Zouara peut être une cible pour eux», avertit un porte-parole de la «police» de Zouara, plus connue sous le nom des «hommes masqués». Ces derniers ont la charge de combattre la criminalité à l'intérieur de la ville. Ils se démarquent par le port systématique de cagoule pour rester anonymes et éviter d'être, eux ou leur famille, victimes de chantage (lire Libération du 18 février 2014). «Il faut d'abord mener une lutte contre-idéologique contre l'Etat islamique pour empêcher les jeunes de rejoindre l'organisation», assure le porte-parole de la brigade, qui, conformément au règlement, refuse de donner son nom. Une villa, au bord de la mer, aurait dû être
un centre de «contre-idéologie». L'ancienne bâtisse ayant appartenu à un cacique du régime de Muammar al-Kadhafi est censée devenir un centre social. Elle l'est, à la manière libyenne, c'est-à-dire à moitié : les travaux ont commencé mais n'ont pas été achevés. L'étage aurait dû accueillir des stations de radios «100 % rock», explique Younes Nanis, qui s'est impliqué dans le projet. Des guitares aux cordes cassées, des studios à moitié isolés, du matériel informatique non branché racontent le manque de moyens : «Depuis la division du pays, il n'y a plus d'argent pour des projets comme celui-là, se désespère le patron du café. On essaie de finir petit à petit au gré des rentrées d'argent.» Au rez-de-chaussée, des peintures représentant des figures de jeunes hommes s'amoncellent : «Un artiste venait là pour travailler mais un jour il en a eu marre de peindre des martyrs, il a tout arrêté», déplore Younes Nanis.
Malgré elle, la ville de Zouara s'est retrouvée prise sous le feu. Nouri Abou Sahmain, le président du Parlement de Tripoli opposé au nouveau gouvernement d'union nationale (lire encadré), en est originaire. Durant la guerre de l'été 2014 contre les partisans du pouvoir rival de Tobrouk, les combattants de Zouara sont partis pour le défendre. En représailles, l'aviation ennemie a bombardé la ville.
Aujourd'hui, Zouara a rallié le gouvernement d'union nationale, soutenu par la communauté internationale. Par défaut. La population a boycotté les deux dernières élections (assemblées constituante et législative). «Nous voulons une reconnaissance de notre langue et de notre culture, explique Issa al-Arussi, un activiste amazigh. Nos ordres, nous les prenons auprès de nos anciens, pas des gouvernements.» Une défiance qui s'affiche dans les rues. Là où les villes libyennes aiment à orner les façades de portraits d'Omar al-Mukhtar, héros de la guerre contre le colon italien, Zouara préfère exhiber la figure de Matoub Lounès, célèbre chanteur algérien amazigh assassiné en 1998. De par sa position géographique et sa culture, le cœur de Zouara penche davantage à l'ouest, vers la Tunisie et l'Algérie, que vers l'est et Tripoli. Sa tête, elle, regarde le nord et la Méditerranée, source de profits grâce au trafic d'êtres humains.
27 août 2015 : deux bateaux chargés de migrants partis de Zouara s'échouent. «Nous étions en famille pour profiter du soleil quand ma mère a vu les premiers cadavres sur le sable. Elle n'a pas plus voulu manger de poisson pendant des jours», détaille un habitant. Hafedh ben Sassi, le maire de Zouara, passe à l'offensive : «Les responsables se sont réunis. Nous avons décidé de faire nos propres lois.» Le code pénal libyen hérité de Kadhafi ne condamne pas le trafic humain. Au bout de trois jours, les passeurs étaient relâchés. Zouara met sur pied un comité juridique composé de responsables de la Choura (une assemblée de notables), de la municipalité et de la sécurité, chargé de prononcer des sanctions allant de un à six mois de prison. L'accusé, s'il est originaire de Zouara, se voit destituer de la protection sociale des Amazighs. Un geste rare dans un pays où la cohésion ethnique a remplacé la protection étatique. Le procureur général de Tripoli a convoqué deux fois Hafedh ben Sassi pour s'expliquer sur ces mesures extrajudiciaires. Ce dernier ne s'y est pas rendu. La troisième convocation équivaudra à une demande d'arrestation. «J'ai fait six ans sous Kadhafi, la prison je connais, réplique le maire. Nous avons résolu un problème important sans l'aide de personne.» Pour le moment.
Tranchées et dunes de sable
Le printemps sonne le retour de la saison des bateaux clandestins. Sans avenir, les jeunes, attirés par l'argent facile, résisteront-ils à la tentation malgré ces nouvelles sanctions ? La Tunisie a érigé un ensemble d'obstacles constitué de tranchées et de dunes de sable sur près de 200 kilomètres pour lutter contre le trafic et le terrorisme. Dans les faits, ce sont les familles de Zouara, vivant de la contrebande de produits subventionnés (essence, huiles, sucre, etc.), qui trinquent. A l'est, la situation est tout aussi bloquée. La route entre Tripoli et Zouara est fermée depuis des mois à cause de combats entre milices. Pour «s'évader», la mairie a installé des bibliothèques en plein air qui prennent la forme d'étagères cylindriques en bois. Celle située face à la mer propose Jane Eyre de Charlotte Brontë, l'histoire d'une orpheline qui réussit. De quoi faire rêver Zouara, ville-nation orpheline d'un Etat, qu'il soit libyen ou amazigh.
Un gouvernement d’union nationale en suspens
La confusion règne à nouveau à Tripoli. Arrivé le 30 mars dans la capitale libyenne, Fayez al-Sarraj, Premier ministre du nouveau gouvernement d’union nationale soutenu par l’ONU, semblait à même d’imposer un nouveau pouvoir. Il avait reçu le soutien des institutions et de la plupart des milices. Mardi, un communiqué publié sur le site du ministère de la Justice annonçait que le précédent gouvernement de Tripoli cessait ses fonctions et ralliait le gouvernement d’union. La population se prenait à espérer une amélioration de la sécurité et de l’économie. Mais mercredi, Khalifa Gweil, le chef du gouvernement de Tripoli, déclarait à l’inverse qu’il refusait de partir et demandait à ses ministres de ne pas quitter leur poste. Pas sûr, toutefois, qu’il parvienne à se maintenir, le gouvernement d’union ayant déjà ordonné aux institutions et ministères d’utiliser son logo. Il a aussi exigé d’eux qu’ils lui soumettent toutes les dépenses, dont celles qui alimentent les milices. Il devra également convaincre le Parlement actif dans l’est du pays, jusque-là le seul reconnu par la communauté internationale. Ses responsables n’ont fait aucune déclaration depuis l’arrivée surprise du Premier ministre Al-Sarraj à Tripoli, qui n’a toujours pas quitté la base navale d’Abou Sitta, sur le front de mer de la capitale libyenne.