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Libération
Panama Papers

Moscovici «Il faut que les entreprises payent leurs impôts là où elles réalisent leurs profits»

Chargé de la fiscalité à la Commission européenne, Pierre Moscovici voit dans le scandale des comptes offshore la nécessité d’une plus grande transparence.

Devant le siège de la Société générale à Paris, en 2008. Le PDG de la banque a été reçu par Michel Sapin, mardi, après que la banque a été mise en cause dans l’affaire des Panama Papers. (Photo Vincent Nguyen. Riva-Press)
Publié le 08/04/2016 à 18h41

Pierre Moscovici, le commissaire européen à la Fiscalité (photo Reuters), voit dans les «Panama Papers» l’occasion d’en finir avec la réticence des Etats à lutter contre la fraude et «l’optimisation» fiscale. C’est la première fois que l’ancien ministre français des Finances s’exprime depuis la révélation de ce qu’il qualifie de

«scandale insupportable».

L’ampleur des révélations des Panama Papers vous a-t-elle surpris ?

Je n’ai pas été surpris de ce scandale mondial, ce scandale insupportable, car je mène un combat constant contre la fraude fiscale, l’évasion fiscale, l’optimisation fiscale agressive, qui visent à payer moins d’impôts et érodent la base fiscale. Toutes ces pratiques ne sont pas illégales, mais toutes sont immorales et choquantes. Si nous ne les combattons pas résolument, nous fournirons une arme incroyable aux populistes : si les citoyens pensent que tous les partis politiques, tous les acteurs publics, toutes les entreprises, tous les individus qui gagnent beaucoup d’argent sont «pourris», si on a l’impression qu’il y a une élite qui se protège mutuellement pour échapper à l’impôt, alors le populisme triomphera. Face à ce danger pour la démocratie, il y a une chance politique qu’il faut saisir : avec ces Panama Papers, ceux qui combattent la fraude et l’évasion fiscale, comme la Commission européenne, bénéficient désormais du soutien de l’opinion publique pour y mettre fin. Comme commissaire, je me sens conforté quand je me tourne vers les Etats membres pour les inciter à se montrer impitoyables.

Est-ce la crise économique et financière qui a rendu insupportable l’évasion fiscale ?

Effectivement. La crise nous ayant contraints à lutter contre les déficits afin de réduire des stocks de dettes devenus insupportables, les impôts ont alors été augmentés. Mais certains, parce que plus riches ou mieux conseillés, ont utilisé des trous dans les législations ou les ont contournées pour échapper à l’impôt. Autrement dit, les bons citoyens ont vu leurs efforts dérobés par d’autres. Ces sommes qui échappent aux budgets des Etats sont colossales : on les estime à près de 1 000 milliards d’euros par an au niveau mondial. Rien que le manque à gagner à la TVA dans l’Union représente 170 milliards d’euros par an, ce qui m’a conduit à présenter un plan d’action contre ce fléau jeudi 7 avril. De même, selon des estimations récentes du Parlement européen, nous perdons chaque année entre 50 et 70 milliards d’euros à cause des phénomènes d’évasion fiscale des multinationales dans l’UE.

Les Panama Papers vous réjouissent donc ?

C’est une excellente nouvelle politiquement, qui va nous permettre de franchir de nouveaux pas dans cette révolution de la transparence fiscale qui est en cours : la lutte contre l’évasion fiscale a déjà fait des progrès considérables depuis la prise de conscience américaine en 2010 et les actions menées par l’OCDE, le G20 et l’Union européenne. Nul ne peut s’y opposer : ceux qui imaginent qu’on peut continuer à faire ses petites affaires dans l’opacité viennent d’avoir la démonstration qu’on est toujours rattrapé par la patrouille. La leçon des Panama Papers ou du LuxLeaks, en 2014, s’adresse aussi à ceux qui sont tentés d’échapper à l’impôt : les Panama Papers, la plus grande fuite qui ait jamais existé, n’est pas un feu de paille. Ceux qui n’ont pas été pris cette fois-ci le seront la prochaine fois, ce qui doit inciter tout le monde à jouer la transparence.

Le citoyen a le sentiment que l’Etat se montre plus impitoyable à son égard s’il a vingt-quatre heures de retard de paiement qu’à l’égard des grandes fortunes…

Ne généralisons pas. Les Panama Papers ne concernent que certaines fortunes et certaines entreprises. La transparence va permettre de combattre ces pratiques immorales. Je suis très fier d'avoir introduit dans la loi bancaire de 2013, alors que j'étais ministre français des Finances, l'obligation pour les banques françaises de publier les données comptables et fiscales de leurs filiales à l'étranger [le «Country by country report», ou CBCR, ndlr]. Mardi prochain, la Commission va proposer un CBCR public pour toutes les grandes entreprises, et pas seulement un échange d'informations entre administrations fiscales. Nous serons les premiers à mettre en place cette transparence afin que tout le monde puisse avoir accès à ces données.

A la suite du LuxLeaks, vous n’avez pas voulu rendre publics les rescrits fiscaux, ces offres d’imposition personnalisée proposées à des entreprises, mais seulement rendu obligatoire l’échange d’informations entre administrations fiscales.

Le cas est différent, car il s’agit de permettre à des entreprises de connaître par avance leur taux d’imposition. Pour cela, la réponse doit être l’échange d’informations entre administrations fiscales afin d’éviter les distorsions dans les législations et les pratiques des entreprises, pas la publicité qui peut nuire à la décision d’investir. Mais le résultat de ces opérations sera connu à terme puisqu’il figurera dans les données fiscales des entreprises, qui seront publiées…

Pourquoi les lanceurs d’alerte préfèrent-ils s’adresser aux médias plutôt qu’aux administrations fiscales ? Faut-il craindre que les Etats étouffent ce genre d’affaires ?

Les choses évoluent : Michel Sapin, mon successeur à Bercy, vient de déclarer qu’il fallait encourager les lanceurs d’alerte. Plus généralement, il faut une évolution de la mentalité dans les administrations fiscales. Leur réflexe est souvent d’être prudentes. D’ailleurs, lorsque j’ai présenté en début d’année un paquet annonçant une série de réformes visant à imposer la transparence en matière de fiscalité des entreprises, dont le CBCR public, j’ai senti de la part de certains ministres des Finances une certaine réticence. Après les Panama Papers, j’ai envie de leur dire : laissez tomber la prudence mes amis… Il faut que les entreprises payent leurs impôts là où elles réalisent leurs profits.

Le problème concerne aussi les paradis fiscaux.

Nous avons fait beaucoup de progrès en mettant fin au secret bancaire en Europe continentale. Mais avec les paradis fiscaux non européens, c’est autre chose. En juin dernier, j’ai proposé de mettre en place une liste européenne des juridictions non coopératives, qui a pu être critiquée. La méthode était imparfaite, je le savais, car j’ai procédé en compilant les listes nationales qui sont très hétérogènes. Dans certains pays de l’Union, et cela reflète la psyché des administrations fiscales, on trouve des listes très longues, comme au Portugal qui recense 85 paradis fiscaux, alors que dans d’autres pays, comme en Allemagne, il n’existe aucune liste. Au sein de l’Union, il n’y a que huit pays, neuf bientôt avec la France, qui ont inscrit le Panama dans leur liste. J’avais donc proposé une liste de 30 paradis fiscaux et j’avais averti les pays qui y figuraient. Tous m’ont répondu et certains sont venus ici. Chez certains, comme Jersey, Guernesey ou le Liechtenstein, il y avait une claire volonté de se mettre en conformité avec les standards internationaux : figurer sur une liste, cela crée immédiatement la volonté d’en sortir, car on va immédiatement être placé sous les feux de la rampe, puis être l’objet de toutes sortes d’enquêtes. Je veux donc profiter de ce «momentum» pour proposer la création d’une vraie liste européenne établie non pas à partir des listes nationales, mais de critères communs et assortis de sanctions communes. Je veux que nous avancions concrètement dans les six mois. Il faut en finir avec cette hétérogénéité et parfois ces complaisances ou ces attitudes compréhensives à l’égard des paradis fiscaux.

Si les fraudes sont avérées, les sanctions doivent-elles être exemplaires ?

Il faut des sanctions, mais il faut aussi que nous réformions nos législations, en comblant les trous qui existent, pour empêcher ce genre de pratique. Un bon impôt est un impôt simple, juste et non excessif. Tout le monde doit balayer devant sa porte. Il faut de la transparence et de l’exemplarité. Les Panama Papers nous offrent une opportunité extraordinaire de prendre le leadership dans la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale.