Face à cette crise, Bruce Shisheesh et le conseil de la communauté ont déclaré samedi 9 avril l'état d'urgence. «L'autorité de santé Weeneebayko envoie une équipe d'intervention de crise, composée de travailleurs sociaux et d'intervenants en santé mentale, Attawapiskat l'attend depuis octobre», a-t-il lancé lundi sur Twitter.
Weeneebayko Health Authority (WAHA) is flying in crisis team, mental health nurses & social workers. Attawapiskat has been waiting since Oct
— Bruce Shisheesh (@BruceShisheesh) April 11, 2016
Attawakispat est loin d'être un cas isolé. Les autochtones du village de Pimicikamak, une communauté du nord du Manitoba, avaient déjà sonné l'alarme, il y a un mois, après les suicides de cinq adolescents et d'une jeune mère de famille. La communauté inuit de Kuujjuak, dans l'Arctique québécois, a également été frappée par le suicide de cinq jeunes, âgés de 15 à 20 ans, sur les quatre derniers mois. «Attawakispat n'est qu'un exemple, ce n'est que la pointe de l'iceberg», commente Michèle Audette, ex-présidente de l'Association des femmes autochtones du Canada (Afac).
«Conditions de vie du tiers-monde»
Mais qu'est-ce qui peut bien pousser un enfant de 9 ans à tenter de se donner la mort ? «Le suicide est pour ces jeunes la solution pour mettre fin à non pas une, mais plusieurs souffrances», témoigne Michèle Audette. Les maisons, insalubres et non adaptées au climat hivernal, sont surpeuplées. Quinze personnes peuvent vivre sous un même toit. Il y a peu de services sur place, le chômage est omniprésent. Le village a également dû faire face à la contamination de son eau potable et à la fermeture de son école. «On parle d'un des pays les plus riches du monde, mais ces gens ont des conditions de vie semblables à celles du tiers-monde», s'offusque Marie-Pierre Bousquet, directrice des programmes en études autochtones de l'Université de Montréal. Beaucoup d'individus sombrent dans l'alcool, la drogue et la violence pour oublier leurs problèmes ou leurs douleurs. Un effet d'entraînement est inévitable. «Attawakispat est une petite communauté. Quand on est exposé à autant de suicides, on commence à se dire que c'est peut-être la solution», explique Maïté Labrecque-Saganash, une militante des droits des autochtones née à Val-d'Or, dans l'ouest du Québec.
Une blessure intergénérationnelle
«Il faut surtout se demander d'où viennent ces problèmes, déclare Marie-Pierre Bousquet. Ils sont reliés à une histoire assez lourde de cette communauté qui a brisé la fierté de ces personnes.» Pour comprendre cette histoire, il faut faire un bond de plusieurs siècles dans le passé. Les Premières Nations étaient des populations nomades. Mais à la suite de la colonisation, elles ont progressivement été contraintes de se sédentariser. «Ces gens qui faisaient de la chasse et du piégeage ont été parachutés dans l'économie capitaliste, sans comprendre la langue et sans avoir les outils pour survivre dans cette nouvelle réalité», décrit Marie-Pierre Bousquet.
La loi sur les Indiens, adoptée en 1876 et souvent modifiée depuis, enferme les Premières Nations dans un régime de tutelle et de dépendance aux subventions. Pire, entre la fin du XIXe siècle et 1996, les enfants sont arrachés à leurs parents et envoyés dans des pensionnats, pour la plupart sous l'égide de différentes communautés religieuses. Le père de Maïté Labrecque-Saganash, Romeo Saganash, actuel député d'Abitibi-Baie-James-Nunavik-Eeyou, a connu l'enfer de ces établissements. «Les enfants ont été traumatisés. Ils se sont fait battre, violer. Ils n'avaient même pas le droit de parler leur langue. A 54 ans, mon père commence seulement à mettre des mots sur ses maux», se désole Maïté Labrecque Saganash. «Ils ont développé une honte d'être eux-mêmes, d'être amérindiens. Cela a créé une blessure intergénérationnelle», poursuit Marie-Pierre Bousquet. En décembre, la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) a présenté un rapport sur ces pensionnats autochtones, qu'elle qualifie «d'outil central de génocide culturel à l'égard des premiers peuples du Canada». Ce n'est qu'en 2008 que le Premier ministre conservateur, Stephen Harper, présente les excuses officielles du gouvernement et du peuple canadien aux autochtones.
Gestion de crise
Les nouvelles d'Attawapiskat me brisent le cœur. Nous continuerons de chercher à améliorer les conditions de vie de tous les Autochtones.
— Justin Trudeau (@JustinTrudeau) April 10, 2016
«Avec la déclaration de l'état d'urgence, le gouvernement est obligé d'agir. Alors que ça fait vingt ans qu'on leur dit qu'on perd nos jeunes, commente Michèle Audette. Maintenant, j'invite les politiques de tous bords à s'asseoir avec les gens d'Attawapiskat pour commencer à parler de solutions de long terme.» Car le précédent gouvernement conservateur de Stephen Harper a souvent fait la sourde oreille face aux problèmes des autochtones. En 2011, Theresa Spence, cheffe à l'époque de la communauté d'Attawapiskat, avait déjà déclaré l'état d'urgence et fait venir la Croix-Rouge dans la réserve. Gêné, le gouvernement l'avait accusé de gestion douteuse en ce qui concerne des fonds alloués pour sa communauté. La cheffe avait été jusqu'à entamer une grève de la faim pour dénoncer cette politique gouvernementale. Mais avec l'arrivée de Justin Trudeau, fraîchement élu Premier ministre au mois de novembre 2015, les autochtones espèrent l'instauration d'un nouveau dialogue. Des manifestants pour les droits des autochtones occupent depuis mercredi les bureaux du ministère des Affaires autochtones et du Nord à Toronto. Ils demandent au Premier ministre de se rendre à Attawapiskat pour répondre aux besoins des jeunes de la communauté.
Quitter la communauté ?
Michèle Audette a vu nombre de jeunes qui, perdus dans la toxicomanie et en proie à des idées suicidaires, ont réussi à se prendre en main, grâce à un soutien de travailleurs sociaux. «Beaucoup m'ont dit : "Quand je prends le temps d'apprendre mon histoire politique et sociale, que je travaille sur mon estime de moi, que j'apprends à gérer ma colère contre le lourd passé des générations précédentes, le racisme, alors je peux m'en sortir"», témoigne-t-elle. Ces jeunes deviennent logiquement des mentors pour les autres, voire les leaders de leur communauté.