Le rendez-vous annuel de Vladimir Poutine avec le peuple est un rituel incontournable de la vie publique russe. Durant plusieurs heures le Président répond aux questions des citoyens ordinaires et de quelques célébrités. S’il s’agit d’un véritable direct retransmis par les principales chaînes de télévision, les questions ont évidemment été triées sur le volet (parmi 3 millions de coups de fil, de textos et de messages vidéo), savamment agencées pour rythmer l’événement, en alternant les préoccupations quotidiennes des ouvriers avec les aspirations idéalistes des étudiants, la récitation rébarbative de chiffres sur l’économie et les bons mots, les questions qui fâchent et les déclarations d’amour… Bien entendu, Poutine a réponse à tout, il n’est jamais pris au dépourvu, et même son embarras face à certaines interpellations paraît feint. Comme chaque année, les questions sont, de manière générale, aussi attendues que les réponses.
Ce n'est pas un hasard si cette Ligne directe a été surnommée «séance de thérapie collective» par les chroniqueurs russes. «Ce qu'il faut montrer par-dessus tout au téléspectateur, c'est le rôle stabilisant, équilibrant du chef de l'Etat. […] Le sens même de l'événement est de transmettre la seule bonne nouvelle : il n'y a pas de nouvelles», résume dans un billet la politologue Ekaterina Schulmann. Peut-être même que Poutine a fait trop de zèle cette année, côté incarnation de la tranquillité : il avait l'air de s'ennuyer beaucoup plus que d'habitude.
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Il faut dire que l'exercice a atteint certaines limites, dans un pays qui s'enlise dans la récession économique, quand il devient de plus en difficile de rassurer une population qui en sent les effets au quotidien. «Qui doit-on croire, le ticket de caisse ou le gouvernement ?» a demandé une auditrice moscovite, inquiète par l'inflation constante sur fond de déclarations apaisantes des dirigeants. «Les deux», a répondu le chef de l'Etat, sans sourciller.
Une parole qui fait acte
Au-delà des objectifs du pouvoir et de ses propagandistes, la Ligne directe a surtout pour effet de montrer que le pays continue à être dirigé en «pilotage manuel» par un président dont la parole fait acte et qui distribue les grâces. Le dirigeant en personne doit se mêler des problèmes des citoyens pour qu'une solution apparaisse. Ainsi, il n'a pas fallu trois quarts d'heure pour que les autorités de la région d'Omsk, en Sibérie, promettent de réparer avant le 1er mai des routes dangereusement défoncées, après qu'une jeune résidente a pointé la caméra de son téléphone sur les cratères au milieu de la chaussée, en guise de première question du show.
Des patrons d’usine se sont fait taper sur les doigts et ont promis de régler les dettes d’impayés de salaires, chiffrées en millions de roubles, qui traînent depuis des mois. Le petit Ilya, un enfant prodige de Iaroslavl, partira enfin en colonie de vacances pour surdoués, Poutine a promis de s’en occuper. Les années précédentes, ceux qui ont pu présenter leurs doléances à l’antenne ont obtenu qui un hôpital, qui un chien, qui un travail.
«Le sang chaud d’un Caucasien»
Même s'il s'agit officiellement de répondre aux questions qui turlupinent les Russes, Poutine en profite également pour mettre les points sur certains «i» de son choix. Ainsi du musicien Sergueï Roldouguine, apparu comme son homme de paille à travers l'enquête des «Panama Papers». Sans remettre en doute la véracité de l'information révélée sur les comptes offshore de celui-ci, Poutine a de nouveau pris la défense de son ami de jeunesse, «qui dépense tout son argent pour acheter des instruments de musique». «D'ailleurs il est fauché, il a dépensé plus d'argent qu'il n'en avait», a précisé le Président.
Interrogé sur l'agressivité du leader tchétchène Ramzan Kadyrov, son protégé, qui menace ouvertement les opposants au Kremlin – ces «ennemis du peuple» – de représailles, Poutine a fait appel à la mansuétude des spectateurs : «Il faut comprendre d'où il vient. Nous l'avons combattu [quand il était dans la rébellion]. Et puis il a le sang chaud d'un Caucasien.» Expliquant à mots à peine couverts qu'il s'agit d'un gamin sauvage, à peine sorti de bois, qu'il faut encore éduquer.
En somme, au bout de trois heures quarante devant la télé, ce qu’on en retire essentiellement, c’est que le chef de l’Etat russe est toujours aussi endurant et qu’il ne sait, ou ne veut toujours pas répondre en substance aux questions qui lui sont posées.