Sauf à imaginer que les sondages se trompent totalement - ce qui est déjà arrivé dans cette campagne hors norme -, on connaît d’ores et déjà les vainqueurs des primaires de New York : Hillary Clinton côté démocrate et Donald Trump côté républicain. Dénué de suspense, le scrutin de mardi n’est pas pour autant dépourvu d’enjeux. Car davantage que l’identité des gagnants, les écarts et la démographie du vote pourraient livrer de précieux enseignements pour la suite de la campagne.
Dans l’Etat de New York, l’un des plus peuplés et cosmopolites des Etats-Unis, les primaires américaines entrent dans leur dernière ligne droite. Après les deux «Super Tuesday» du mois de mars, le rythme était retombé ces dernières semaines. Moins de scrutins, moins de débats. Dans la foulée de l’Empire State (le surnom de New York), la course va de nouveau s’accélérer : cinq Etats voteront le 26 avril, dont la Pennsylvanie et le Maryland, riches en délégués. Le scrutin new-yorkais pourrait donc générer, ou briser des dynamiques.
Symboliquement, New York revêt en outre cette année une dimension particulière. Trois des cinq candidats encore en lice entretiennent des liens étroits avec l’Empire State. Bernie Sanders est né et a grandi à Brooklyn, avant de faire carrière dans le Vermont. Hillary Clinton a représenté l’Etat au Sénat pendant huit ans et s’y est installée avec son mari Bill. Quant à Donald Trump, natif du Queens, il possède plusieurs immeubles et réside à Manhattan, dans sa célèbre tour de la Cinquième avenue.
Limiter la casse
Politiquement enfin, New York est un laboratoire. On entend souvent dire que New York, la ville-monde, ne représente en rien les Etats-Unis. C’est vrai. Et faux à la fois, tant la première métropole américaine se trouve à la croisée des thèmes centraux de cette campagne présidentielle : inégalités vertigineuses, omniprésence de l’argent, abus policiers, immigration, menace terroriste. Dans la capitale mondiale des inégalités, près de 400 000 millionnaires côtoient ainsi des employés de fast-food qui ont obtenu après une longue bataille un salaire minimum à 15 dollars de l’heure. Wall Street, cible favorite de Bernie Sanders, a versé plus de 120 millions de dollars de contributions électorales, dont 80 % aux candidats républicains. Sur l’immigration, difficile d’imaginer une ville plus emblématique : environ 10 % des travailleurs sont des illégaux, ceux que Donald Trump promet d’expulser s’il est élu.
«Si je peux réussir ici, je réussirai partout», chantait Frank Sinatra dans New York, New York. Vainqueurs annoncés, Hillary Clinton et Donald Trump espèrent le prendre au mot et voguer d'ici l'été vers l'investiture de leur parti respectif. Bernie Sanders et Ted Cruz, eux, partagent un objectif : limiter la casse pour conserver une chance.
Signe d’une certaine sérénité, Hillary Clinton s’est permis de quitter New York au cours du week-end pour une escapade de 36 heures en Californie, où la primaire se tiendra le 7 juin. Au menu de cette visite express : un meeting à Los Angeles et deux levées de fonds en compagnie de l’acteur George Clooney.
A New York, les récents sondages lui donnent en moyenne 14 points d’avance sur Bernie Sanders, un écart similaire à celui avec lequel elle avait battu Barack Obama en 2008. Au total, 291 délégués démocrates (dont 44 super-délégués) sont en jeu, le plus gros butin derrière la Californie. Ils seront répartis à la proportionnelle.
Pour Hillary Clinton, une défaite dans l’Etat dont elle fut sénatrice de 2001 à 2009 serait humiliante. Pour se prémunir d’un tel fiasco, la candidate de 68 ans et sa campagne ont donc mobilisé leur base, à commencer par les minorités. Chacun de leur côté, Hillary et Bill Clinton ont par exemple multiplié les visites dans des églises noires de Harlem et de Brooklyn.
En pleine confiance avec sept victoires sur les huit derniers scrutins démocrates, Bernie Sanders espérait rafler New York. Au lieu de ça, il pourrait y subir un sévère coup d’arrêt. Alors qu’il a besoin d’une nette majorité des délégués encore en jeu pour espérer grignoter son retard sur Clinton, le sénateur du Vermont risque de voir l’écart se creuser. Si Sanders est sèchement battu dans l’Etat de New York, ses chances de rattraper Clinton deviendront infimes, pour ne pas dire nulles.
D'autant que les sondages lui donnent actuellement 23 points de retard dans le Maryland, 16 en Pennsylvanie, 31 dans le New Jersey et 9 en Californie, les quatre principaux Etats restant à voter. S'il a rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes lors de ses meetings new-yorkais, notamment mercredi soir à Washington Square Park, le sénateur de 74 ans peine toujours à élargir sa base au-delà des électeurs blancs et des jeunes démocrates, attirés par sa promesse de «révolution politique».
Nombre magique
Pour Donald Trump, la primaire de New York se résume à un chiffre : 50 %. S’il réalise ce score dans l’ensemble de l’Etat ainsi que dans chacun des 27 districts électoraux, le milliardaire raflera automatiquement la totalité des 95 délégués en jeu. D’après un sondage du cabinet républicain Optimum Consulting, Trump recueillerait 49 % des voix, contre 24 % pour le gouverneur de l’Ohio, John Kasich, et seulement 14 % pour Ted Cruz. Sur les 27 districts, il serait assuré d’obtenir la majorité absolue dans seulement cinq d’entre eux. Selon les scénarios, Trump pourrait ainsi voir entre 20 et 30 délégués lui échapper. Suffisant pour le ralentir dans sa quête de la majorité absolue des délégués, indispensable pour éviter cet été à Cleveland (Ohio) une convention dite «contestée», ou «ouverte» : si aucun candidat ne s’impose à l’issue du premier tour, une partie des délégués peuvent ensuite voter comme bon leur semble, sans être contraints par le résultat des primaires de leur Etat.
Des cinq candidats encore en lice, Ted Cruz pourrait réaliser le plus mauvais score, terminant troisième et dernier républicain, derrière Donald Trump et John Kasich. Mais pour le sénateur du Texas, l'essentiel est ailleurs. Avec près de 200 délégués de retard sur Donald Trump, son seul espoir de remporter l'investiture réside dans la tenue d'une convention contestée, qui aura lieu si Trump n'atteint pas le nombre magique de 1237 délégués - du jamais-vu depuis 1976. Depuis plusieurs semaines, il mène donc une course parallèle : la sélection des délégués, un processus complexe souvent indépendant des primaires. Grâce à un minutieux travail de terrain qui fait cruellement défaut au magnat de l'immobilier, la campagne Cruz enchaîne les succès. Du Colorado au Tennessee en passant par le Dakota du Nord, la Louisiane et, ce week-end, le Wyoming, la majorité des délégués élus récemment sont des partisans du sénateur texan. En juillet à Cleveland, cet avantage pourrait s'avérer décisif. Au premier tour de la convention, beaucoup de délégués seront en effet obligés de voter Trump, afin de respecter le vote populaire de leur Etat d'origine. Mais en cas de deuxième tour, ils seront libres de leur choix. Et de se rallier à Ted Cruz.
Le précédent de 1976
Si le scénario d’une convention républicaine dite «contestée», promesse de suspense en juillet, agite les médias outre-Atlantique, c’est que cela ne s’est pas produit depuis août 1976. Gerald Ford, alors président sortant, avait dû se présenter à la convention de Kansas City sans majorité absolue des délégués face à Ronald Reagan. Le premier l’a finalement emporté d’un cheveu dès le premier tour (1 187 voix contre 1 070 pour Reagan), grâce notamment à l’intervention d’un conseiller, Paul Manafort. A 67 ans, ledit Manafort vient opportunément d’être embauché par Trump. Pas sûr que cela suffise : même repêché à la convention, Ford avait au bout du compte été battu par Jimmy Carter.