Spécialiste des flux migratoires, François Gemenne (photo DR) est chercheur en sciences politiques à l’université de Liège et à Sciences-Po Paris.
Qu’observez-vous depuis l’accord entre l’Union européenne et la Turquie pour refouler les réfugiés ?
Fermer des routes migratoires n’empêche pas les flux de déplacement. On observe une baisse des arrivées à partir de la Turquie et une recrudescence des arrivées à partir de la Libye. Les deux phénomènes sont liés. L’accord sordide entre l’Union européenne et Ankara ne sert qu’à déplacer le problème et le rendre moins lisible aux yeux des opinions publiques occidentales. Il y a là une incapacité des chancelleries à vouloir affronter la question de face et à lui donner une réponse humaine et humanitaire.
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S’achemine-t-on vers de nouvelles routes migratoires ?
On n’est pas sur un phénomène de vases communicants entre les réfugiés en Turquie et ceux qui attendent actuellement de passer par la Libye. Même s’il est vraisemblable que certains candidats au départ de la Syrie chercheront à passer par l’Egypte et la Libye plutôt que par la route Liban-Turquie. La question, c’est que l’on est dans un phénomène structurel et que l’on continue à penser en termes de crise conjoncturelle. Il faut donc donner une réponse politique structurée et pérenne au lieu d’être dans le management de crise, la réaction.
Vous plaidez pour un bureau européen du droit d’asile, des couloirs d’émigration légaux avec des quotas…
Il faut une réponse de court terme face à l’urgence via l’octroi de visas humanitaires à l’image de ce que fait le Canada. Et évidemment une réponse de long terme. Or, la Commission européenne se retrouve nue aujourd’hui, puisque ses maigres propositions ont toutes été retoquées par les Etats membres. Son plan de relocalisation de 160 000 réfugiés aboutit à moins de 5 000 accueils. Chaque Etat se barricade derrière ses égoïsmes et se renvoie la balle. Il n’y a plus que des plans de lutte contre les migrations. Mais plus aucune volonté de politique commune européenne sur les réfugiés. Au fond, cette crise des réfugiés illustre la faillite du dessein collectif européen. Car si l’Europe ne peut apporter une réponse commune à la plus grave crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale, sur quoi peut-elle encore avoir une politique commune ?
La frontière entre la Turquie et la Syrie est désormais hermétique, hormis pour certains blessés. Or, cette crise-là est encore plus grave car on ne la voit pas.
Erdogan réalise qu’il va devoir garder les réfugiés syriens qu’il accueille dans des conditions souvent déplorables. Il verrouille donc les nouvelles entrées possibles. Et cherche à reporter les problèmes sur les pays tiers, à commencer par celui en guerre : la Syrie. Les deux tiers des «réfugiés» syriens sont des déplacés internes, à l’intérieur de la Syrie, qui ne parviennent pas à en sortir. C’est une violation du principe de non-refoulement de personnes qui fuient les guerres et les persécutions de la convention de Genève de 1951, tout comme l’est l’accord entre l’Europe et la Turquie, ou le mur entre la Serbie et la Hongrie. Sauf que la Turquie n’a ratifié que partiellement la convention. Elle maintient des réserves géographiques qui excluent les ressortissants non européens, syriens ou irakiens.
Réfugiés ou associations pourraient se pourvoir en justice contre l’UE, qui respecte a priori la convention de Genève, mais a accepté de les renvoyer vers la Turquie, qui ne la respecte qu’en partie ?
C’est tout à fait imaginable, et la Cour européenne des droits de l’homme irait probablement dans le même sens que les réserves formulées sur l’accord UE-Turquie par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU ou le Conseil de l’Europe. Tous avaient émis des réserves sur ces expulsions collectives jugées illégales.
Finalement, les gouvernements sont-ils prisonniers de leurs opinions publiques ou n’ont-ils pas su convaincre leurs citoyens de l’urgence humanitaire ?
On est clairement face à un manque absolu de courage politique. Le politique renonce complètement à sa mission lorsqu’il se place à la remorque de l’opinion dite publique et quand il renonce à convaincre les esprits pour une solution qu’il juge juste. A l’arrivée, on se trouve face une faillite morale totale.