C’est une petite révolution sur les contreforts de l’Himalaya. Le Népal, société très patriarcale, vient de nommer la juge Sushila Karki à la tête de la Cour suprême, la plus haute instance judiciaire du pays. A 63 ans, la voilà notamment chargée de mettre les institutions en conformité avec la nouvelle Constitution, votée en septembre après sept ans de débats. «Sushila Karki est courageuse et a toujours montré une tolérance zéro sur la corruption. C’est la première fois qu’une femme va être juge en chef au Népal, mais je pense qu’elle est assez audacieuse pour affronter les critiques»,estime Dipendra Jha, 36 ans, avocat indépendant siégeant lui aussi à la Cour suprême.
Tout reste à faire dans cette nation de 31 millions d'habitants, coincée entre la Chine et l'Inde, minée par la pauvreté, la corruption et les inégalités entre les ethnies et les sexes. En plus d'un système de castes rigide, les stéréotypes envers les femmes restent ancrés dans ce pays majoritairement rural et de confession hindoue. En 2011, un rapport de l'ONU dressait un tableau effarant de leurs conditions de vie. Dans beaucoup de familles, les filles mangent après les garçons et pas toujours à leur faim. Certaines ne vont pas à l'école, sont mariées bien avant l'âge légal, quand elles ne sont pas placées comme bonnes ou exploitées sexuellement. Par ailleurs, dans des zones reculées, des coutumes hindouistes et bouddhistes cruelles envers les filles sont toujours tolérées : isolement pendant les règles, placements forcés dans des ermitages…
Espoir. Connue pour ses jugements en faveur des droits des femmes, Sushila Karki fait souffler, par sa nomination, un vent d'espoir chez les féministes du pays. Née dans une famille de paysans, diplômée en sciences politiques et en droit dans les années 70, réputée pour sa probité et son mode de vie frugal - elle vit dans une chambre louée chez sa sœur - «Justice Karki» a su gagner le respect des milieux intellectuels, de l'exécutif et des politiques. Un tour de force dans un pays en proie à l'instabilité depuis la fin de la guerre civile en 2006, paralysé par une bureaucratie toute-puissante et corrompue. Paradoxalement, c'est le tremblement de terre du 25 avril 2015, responsable de 9 000 morts et de centaines de milliers de sans-abri, qui a permis l'union sacrée des partis maoïstes, marxistes-léninistes et de centre droit, qui se déchiraient depuis la fin de la monarchie, en 2008.
Sushila Karki va devoir, avec les 19 autres juges de la Cour, restructurer tout le système judiciaire d'un Etat défaillant. La première constitution post-monarchique, malgré de grandes avancées, est toujours jugée «patriarcale» par les défenseurs des droits des femmes. Par exemple, l'attribution de la nationalité, indispensable pour obtenir un permis de conduire, ouvrir un compte bancaire et d'autres formalités, ne reste automatique que par la filiation paternelle. Sapana Pradhan Malla, députée et juge à la Cour suprême, déplorait en septembre dans Libération que «l'Assemblée constituante n'[ait] pas réussi à assurer aux Népalaises, considérées comme des citoyennes de seconde zone, l'indépendance et l'égalité des droits».
Le système de quotas hommes-femmes, inscrit dans la Constitution, ne doit pas faire illusion. Les Népalaises, en particulier de basse caste, restent très peu représentées dans l'enseignement, la fonction publique, ainsi qu'à tous les postes de décision. Certes, l'Assemblée compte un tiers de députées, et deux femmes ont pris en octobre la présidence de la République (une fonction uniquement honorifique) et de celle de l'Assemblée nationale. Mais «la présence de trois femmes à des postes élevés de l'Etat ne signifie pas la fin de la discrimination. Ce n'est qu'une coïncidence, une exception dans la pratique normale», rappelle Dipendra Jha.
Défi. Apurba Khatiwada, 30 ans, avocat et professeur de philosophie du droit à Katmandou, partage la même analyse : «Avoir une femme comme juge en chef peut donner un coup de pouce au mouvement d'égalité des sexes, inspirer des vocations. Mais nos pratiques sociales et culturelles ne voient toujours pas les femmes comme égales. Il faudra beaucoup de travail avant que la discrimination entre les sexes puisse prendre fin.» Il connaît bien Sushila Karki pour avoir plaidé plusieurs fois à son côté et estime que «c'est une juge intrépide, d'une intégrité irréprochable, ce qui est rare dans la société népalaise. Elle a le potentiel pour rétablir la confiance des gens dans les tribunaux».
Mais les positions intransigeantes de Karki font grincer quelques dents. Ses pairs lui reprochent son «manque de patience», «une certaine arrogance», et le sentiment qu’elle peut donner d’avoir déjà pris sa décision avant l’audience. Même si sa position de doyenne lui assure le remplacement de son prédécesseur - parti à la retraite - et qu’elle a déjà pris ses fonctions par intérim, l’audition parlementaire qui entérinera sa nomination pourrait être retardée de plusieurs mois. Le défi à relever est d’autant plus grand qu’elle sera rattrapée par la limite d’âge dès juin 2017. Et que 23 000 dossiers en souffrance s’entassent dans les cartons de la Cour suprême.