De plus en plus sous le feu des critiques, (beaucoup) du côté des économistes et (encore plus) du côté de l'Allemagne, le patron de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a seriné, jeudi, un refrain déjà entendu. C'était le 22 août 2014, dans un discours à Jackson Hole, aux Etats-Unis. Il super dottore Draghi venait d'ouvrir tout grand le robinet de la liquidité monétaire de la BCE pour éviter une capilotade de la zone euro. Et il avait alors estimé, au cours de cette rencontre entre banquiers centraux, que la BCE avait fait sa part. Mais qu'elle ne pouvait pas tout.
La politique monétaire sera d'autant plus efficace qu'elle agira «en soutien des financements publics», avait-il alors estimé. Jeudi, lors d'une conférence de presse et quelques semaines après avoir renforcé sa politique monétaire face à une déflation qui n'en finit pas de grignoter du terrain, le patron de la BCE a demandé qu'on «laisse du temps» à ses mesures pour dévoiler pleinement leurs effets. Mais exigé que les gouvernements fassent davantage leur part de travail.
«Nos mesures fonctionnent, elles sont efficaces, laissez-leur juste du temps pour montrer pleinement leurs effets», a-t-il déclaré à l'issue de la réunion du Conseil des gouverneurs de la BCE, qui a décidé, sans surprise, de maintenir ses taux d'intérêt à des niveaux historiquement bas. D'ordinaire, le verbe de Mario Draghi reste cantonné au seul registre de la sérénité. Ce jeudi, il fut un rien bouillonnant. La politique de la BCE est «la seule à soutenir la croissance depuis quatre ans», a-t-il regretté, reprochant aux gouvernements de la zone euro de ne pas avoir fait des réformes structurelles indispensables. Le taux central, qui sert de baromètre du crédit dans les pays de la zone euro, est désormais à zéro. Du jamais vu depuis la création de la BCE en 1998.
Artillerie lourde
Tout faire donc pour relancer une machine économique européenne en quasi-arrêt, en diminuant les taux d'intérêt… Avec l'espoir que les Européens (déjà bien endettés) poussent les portes des banques commerciales pour y contracter de nouvelles dettes. De quoi relancer (en théorie) la consommation, les investissements et repousser, in fine, la menace déflationniste. Mais voilà, «Super Mario» a beau sortir la grosse artillerie (baisse des taux, méga-programmes de prêts gratuits aux banques et élargissement du quantitative easing), rien (ou presque) n'y fait ? La croissance fait du surplace, et l'inflation penche toujours un peu plus du côté de la déflation, véritable hantise des banquiers centraux.
Evidemment, on attendait Draghi sur cette fameuse possibilité de l'hélicoptère-monnaie, arme ultime qui consisterait, pour la BCE, à alimenter directement le compte en banque de chaque Européen de la zone euro. Sa réponse fut tout autant alambiquée qu'elle le fut lors de la conférence de presse du 10 mars : «J'ai dit le mois dernier que nous n'y avions pas vraiment pensé et que nous n'en avions pas débattu. […] C'est un concept très intéressant. […] Mais nous ne l'avons pas étudié.» Pas d'actualité. Mais pas balayé, non plus, d'un revers de main sur le ton «circulez, il n'y a rien à voir». Voilà qui pourrait bien agacer (un peu plus) les Allemands déjà très remontés contre le patron de la BCE. «L'Allemagne est d'ailleurs le principal problème de la BCE», a confié à l'AFP une source proche de la BCE.
Et la guerre des mots entre Draghi et nombre de responsables politiques allemands pourrait bien se poursuivre puisque la BCE, mise en échec par une inflation désespérément base, fait l'objet de toutes les critiques outre-Rhin. Et c'est bien de la part du gouvernement allemand que viennent les critiques. Entre Berlin et Draghi, le torchon brûle. «Nous avons pour mandat de chercher à atteindre la stabilité des prix pour toute la zone euro, pas seulement pour l'Allemagne», a dit jeudi Mario Draghi. «Nous obéissons à la loi, pas aux politiques, parce que nous sommes indépendants», a insisté le patron de la BCE. Wolfgang Schäuble, le très influent ministre des Finances, s'est illustré avec une pique particulièrement acerbe contre Mario Draghi et sa politique monétaire, l'accusant de favoriser la montée des mouvements populistes, une réprobation sur laquelle Draghi a préféré botter en touche.
150 milliards d’euros, vraiment ?
A priori, la liste des reproches est relativement simple. A mesure que baissent les taux d’intérêt de la BCE baissent aussi les rendements des épargnants allemands. Ces derniers, dont 37% de leur épargne est placée dans des comptes en banques, ne perçoivent plus qu’un rendement de 0,03%. Une babiole. Les Allemands sont d’autant plus vent debout contre la BCE qu’ils voient fondre comme neige au soleil le rendement d’une autre partie de leur épargne, celle placée en produits d’assurance. Ces derniers sont passés de 4% en huit ans à moins de 2% aujourd’hui. Tout ça dans un contexte où la part de l’épargne par capitalisation n’a cessé d’augmenter depuis une vingtaine d’années. Et c’est sans compter la (re)fiscalisation des retraites. Certains instituts économiques allemands n’hésitant pas chiffrer le manque à gagner à plus de 150 milliards d’euros sur une année. Mais voilà, la réalité est un peu plus complexe.
Certes, les taux de rendement des placements financiers des épargnants allemands piquent du nez. Mais qu'importe si ces rendements ne dépassent pas les 0,3% ou 0,4% par an lorsque l'inflation est du même ordre. Au bout du compte, les Allemands ne sont ni plus riches ni plus pauvres. «En réalité, ils sont même plus riches», estime Sylvain Broyer, économiste à Natixis en Allemagne. Là encore, l'explication est simple. Elle met surtout du plomb dans l'aile aux (faux) arguments des Allemands. Dans un pays où 53% des Allemands sont propriétaires – ce qui est relativement peu – le prix de l'immobilier ne cesse de s'apprécier. «Merci Draghi», estiment de nombreux économistes. Et pour cause.
Sous l'effet de la baisse des taux, les Allemands se sont endettés (un peu plus) pour devenir propriétaires. Résultat ? Mécaniquement, les vendeurs ont augmenté les prix. Et plus qu'ailleurs, les prix de l'immobilier se sont littéralement envolés. «C'est plus de 10% de hausse de l'immobilier par an dans les grandes villes. Et c'est 5% en moyenne dans toute l'Allemagne», ajoute Sylvain Broyer. Et c'est sans compter les effets positifs de la politique monétaire sur les ressources budgétaires de l'Allemagne. Pour l'instant, Berlin, comme Paris ou Rome, en profite. Outre-Rhin, l'Etat est endetté pour une durée moyenne de sept ans… avec un taux d'intérêt de -0,15%. «Anormal», «dangereux», «une véritable bombe à retardement», estiment de nombreux économistes. Sans doute. En attendant, l'Allemagne fait une économie de plus de 150 milliards d'euros… qu'elle ne réinvestit pas.