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Libération
Analyse

Une démonstration de force politique

Avec ce virage autoritaire, le régime jordanien entend montrer qu’il défend un islam conservateur au moment où il se rapproche de l’Arabie Saoudite.
publié le 28 avril 2016 à 20h30

La Jordanie vient d’écorner l’image moderne et libérale qu’elle est toujours soucieuse de mettre en avant. Les autorités d’Amman ne prévoyaient peut-être pas que l’interdiction d’un groupe de rock libanais à l’audience régionale et marginale suscite tant d’émoi, bien au-delà de ses frontières. Leur décision étonne d’autant que Mashrou’ Leila s’était déjà produit ces dernières années dans le royaume, sans susciter de réactions ni de censure. Mais des considérations politiques et sécuritaires très conjoncturelles peuvent expliquer le réveil des censeurs du pays.

Agenda. Tout laisse indiquer, à voir le cafouillage et la multiplication des déclarations de différents officiels jordaniens pour justifier l'annulation du concert du groupe libanais, qu'il s'agit là d'une décision précipitée. Mardi après-midi, le ministère du Tourisme arguait que l'esprit du spectacle pouvait «entrer en contradiction avec le caractère historique du site» de l'amphithéâtre romain d'Amman où le groupe devait se produire (lire ci-contre).

La décision devait en tout cas être rendue publique avant mercredi, où deux rendez-vous importants figuraient à l’agenda du roi Abdallah. D’abord, le Parlement jordanien devait adopter un amendement à la Constitution élargissant les prérogatives du souverain, lui donnant notamment plus de liberté pour nommer ou limoger de hauts responsables de l’Etat. Ensuite, Abdallah se rendait en visite officielle à Riyad pour l’établissement d’un Conseil de coordination jordano-saoudien, scellant le renforcement de coopération entre les deux royaumes.

«Force à éliminer». «Le régime jordanien cherche à la fois à resserrer son contrôle sur les forces politiques dans le pays et à se rapprocher du nouveau courant de pensée privilégié par l'Arabie Saoudite», explique Hana Jaber, chercheuse associée à la chaire du monde arabe contemporain au Collège de France, et spécialiste de la Jordanie. Et d'ajouter : «Les deux objectifs passent par la mise à l'écart des Frères musulmans. Très bien intégrés dans la société et la politique jordaniennes, ceux-là sont désormais désignés comme la force à éliminer dans la région comme en Egypte.» Après avoir provoqué une scission au sein du mouvement l'an passé, les services jordaniens ont fermé il y a quinze jours les bureaux du parti à Amman.

Quel rapport entre ce complexe jeu politique local et régional et l'interdiction du concert d'un groupe rock défendant les libertés sexuelles, religieuses et politiques ? «C'est tout bénéfice sur tous les plans», résume Hana Jaber. Il s'agit pour le pouvoir jordanien de montrer «tant aux Saoudiens qu'à son opinion intérieure qu'il défend les valeurs de l'islam en général et de la société jordanienne très conservatrice dans sa majorité, tout en combattant l'islam politique». La censure qui choque à l'extérieur ne causerait, selon elle, pas de dégâts à l'intérieur du pays, y compris parmi la minorité chrétienne. Les autorités des Eglises catholique et orthodoxe en Jordanie ont été, en effet, parmi les plus rapides à appeler au boycott ou à l'interdiction du concert de Mashrou' Leila…

L'un des premiers à saisir le sens de ces différentes pressions n'est autre qu'Hamed Sinno, le leader du groupe rock libanais. Qui résumait ainsi l'affaire : «Nous avons été informés que la raison de ce brusque changement, quelques jours avant le concert, était due à l'intervention de certaines autorités qui auraient fait pression sur certaines personnalités politiques…»