Idriss Déby Itno avait annoncé «un coup K.-O.» : c'était le slogan de sa campagne pour l'élection présidentielle, qu'il a remportée au premier tour avec 61,6% des voix. Le 9 avril, jour de vote des militaires (la veille des civils), le président tchadien, au pouvoir depuis vingt-six ans, aurait-il cogné trop fort ? Plusieurs dizaines de membres des forces de sécurité ont disparu ce jour-là.
D'après les informations collectées par Amnesty International et la Ligue tchadienne des droits de l'homme, «dans au moins deux bureaux de vote, des responsables militaires ont contraint des éléments des forces de défense et de sécurité à publiquement voter pour le parti au pouvoir. Ceux qui ne se sont pas soumis à ces injonctions ont été soit bastonnés publiquement, soit placés en détention dans une cellule durant plusieurs heures». Les deux organisations ont vérifié et documenté 23 cas de disparitions.
Les partis d'opposition évoquent, eux, une soixantaine de policiers, gendarmes ou militaires enlevés. «Ces gens ont quitté leurs domiciles ou leur lieu de travail pour aller voter et n'ont jamais refait surface, explique Balkissa Ide Siddo, d'Amnesty International. Dans plusieurs bureaux, on les forçait à voter pour Déby. Une femme lieutenant a par exemple été giflée par un surveillant pour ne pas avoir voté dans le bon sens, d'après un témoin.» Les «uniformes» indociles ont souvent été arrêtés pour quelques heures, puis relâchés. Mais certains ne sont jamais rentrés chez eux.
Cartes d’électeurs biométriques
Le Tchad a connu des précédents. Le plus connu étant la disparition forcée de Ibni Oumar Mahamat Saleh, principale figure de l'opposition, en 2008. Deux ans auparavant, une vague d'enlèvement d'officiers avait également secoué le pays. «Le Tchad a une armée à deux vitesses depuis longtemps : les forces d'élites et les autres, explique Marielle Debos, auteure d'un ouvrage remarqué sur la militarisation du pays (1). Tous les militaires ne sont pas favorables à Idriss Déby.» Le 9 avril, des «soldats, des sous-officiers et des officiers» ont été visés, indique la Ligue tchadienne des droits de l'homme.
L'ampleur des disparitions – si elles sont confirmées – est surprenante. L'élection était de toute façon acquise pour le Président, qui dirige le pays d'une main de fer. «Déby a appris depuis plusieurs années à user d'une répression plus insidieuse, rappelle Marielle Debos. Ce n'est pas dans son intérêt de revenir à des méthodes violentes. Et il n'avait pas besoin de ça.» Des opposants qui s'apprêtaient à organiser des manifestations contre son cinquième mandat à la tête du pays avaient été emprisonnés avant le vote, de toute façon déséquilibré par l'ampleur de sa campagne comparée à celles de ses concurrents. Le scrutin s'est déroulé pour la première fois avec un système de cartes biométriques, fabriquées en France. Cela a «permis la constitution d'une liste électorale plus fiable que les précédentes : chaque électeur ne pouvait être inscrit qu'une seule fois […] Mais cette technologie ne garantit pas des élections justes et transparentes», a décrit l'universitaire dans un compte rendu, publié mercredi.
«En mission»
Depuis, les familles des militaires s'inquiètent et exigent la vérité. «Même si beaucoup ont peur de témoigner devant la police», précise Balkissa Ide Siddo. Devant l'insistance des organisations de défense des droits de l'homme et des partis d'opposition, le pouvoir a avancé une drôle d'explication : les disparus seraient actuellement «en mission». Quatre d'entre eux ont d'ailleurs été présentés à la télévision.
Autre motif d’inquiétude pour la société civile: des personnalités de l’opposition, comme Mahamat Ahmat Lazina, président du Mouvement national pour le changement au Tchad, ou des membres du parti de Laoukein Kourayo Médard, arrivé troisième à la présidentielle, manquent aussi à l’appel depuis plusieurs semaines. Déby a-t-il soudainement renoué avec ses mauvaises manies ? Washington s’est dit préoccupé. Paris, dont le Tchad est un allié crucial au Sahel, n’a pas encore réagi.
(1) Le métier des armes au Tchad, éd. Karthala (2013)