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Libération
Extrême droite

En Allemagne, l’AFD reformule ses maux

Le parti populiste, dont le congrès se tenait ce week-end à Stuttgart, a modifié son discours depuis la fermeture des frontières, passant du rejet des migrants et de l’Union européenne à celui des musulmans.
Jörg Meuthen et Frauke Petry, les coprésidents du mouvement, samedi à Stuttgart. (Photo Marijan Murat. EPA. AFP)
publié le 1er mai 2016 à 20h21

Pour Harald, c’est un baptême du feu en politique. Petite soixantaine, chemise turquoise comme la couleur de son parti, veste trop grande pour son corps maigre, barbe hirsute, un brin gouailleur, il participait ce week-end, pour la première fois, au congrès d’une organisation politique et semblait un peu perdu. Ce nouveau militant est entré à l’AFD à l’automne 2015, «à cause de tous ces migrants».

Procédurière à outrance, soucieuse de démocratie directe, l’Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne) demande à ses membres d’approuver chaque paragraphe et jusqu’à l’ordre de priorité de chaque sous-paragraphe. A la mi-journée, samedi à Stuttgart (Bade-Wurtemberg), les travaux du rassemblement ont déjà pris un retard considérable et il semblait assuré que le programme ne serait pas adopté dans son intégralité à la clôture, dimanche.

C’est sous massive escorte policière que les 2 400 délégués de l’AFD, crédité de 10 % à 15 % d’intentions de vote selon les régions, ont pu pénétrer à l’intérieur du palais des Congrès. Dans un pays où aucune formation d’extrême droite n’est entrée au Bundestag depuis la Seconde Guerre mondiale, ce mouvement polarise. Avant le rassemblement, 500 militants Black Bloc venus de toute l’Allemagne avaient été arrêtés pendant plusieurs heures après des affrontements violents avec la police.

C’était un congrès charnière, décisif pour cette jeune formation dépourvue jusqu’alors de tout programme officiel. Née en 2013 pour dénoncer les plans de sauvetage de l’euro, l’AFD a créé la surprise, en mars, au cours d’élections régionales partielles qui lui ont permis de compléter son tableau de chasse électoral : elle est désormais représentée dans la moitié des Länder allemands, ainsi qu’au Parlement européen, et vise à entrer au Bundestag à l’automne 2017.

A Stuttgart, le parti fait preuve d’une inhabituelle confiance en soi. Le thème de l’anti-islamisme devrait porter la formation vers de nouveaux records aux élections législatives 2017, alors que l’Allemagne s’inquiète de sa capacité à intégrer le million de réfugiés arrivé fin 2015, essentiellement de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan. Pourtant, Angela Merkel et le gouvernement ne sont jamais évoqués dans les débats internes du congrès. Une façon pour l’AFD de se distancer de l’image de parti protestataire. L’objectif visé est bien le pouvoir. «Nous ne nous contenterons pas éternellement d’être dans l’opposition, assure la coprésidente du mouvement, Frauke Petry. Notre objectif est de conquérir des majorités afin de mettre en œuvre notre contre-projet face à l’establishment politique.»

Une société «islamisée»

Harald, qui vient de rejoindre le mouvement, est chauffeur de poids lourd, au salaire minimum. Trois points discrètement tatoués entre le pouce et l’index rappellent son passé de prisonnier. «Quand j’étais au chômage, le gouvernement n’avait pas d’argent pour nous aider à trouver un emploi ou à nous réinsérer. Mais pour eux, pas de problème ! Quel Allemand peut entrer dans une piscine, un musée ou au zoo sans payer ? Personne ! Les réfugiés, eux, si ! C’est injuste.»

Harald ne se sent pourtant pas menacé dans son travail ou sur le marché du logement par la concurrence des nouveaux venus : «J’ai un emploi et un petit appartement.» Mais il redoute l’islamisation de la société allemande, se plaint de «ces cantines où on ne peut plus manger de porc», de ces femmes «qui se font agresser parce qu’elles ne sont pas voilées…» Autant de choses bien éloignées de son quotidien : Harald vit à la campagne et le foyer de réfugiés le plus proche de son domicile est à plus de 10 kilomètres de chez lui. A la chute du Mur, il avait voté pour la CDU (l’Union chrétienne-démocrate, aujourd’hui présidée par Merkel) pour soutenir Helmut Kohl et la Réunification. Puis il a cessé de voter.

Si Harald a peu de contacts directs avec l’islam, Pierre Jung, la quarantaine, a, lui, grandi avec cette religion. Originaire d’un quartier défavorisé de Düsseldorf (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), il dit «savoir ce que c’est que d’être en minorité dans son propre pays». «Les musulmans sont devenus toujours plus musulmans. Avant le 11 Septembre, ils étaient pro- américains, écoutaient du hip-hop et faisaient du skateboard. Et peu à peu, ils se sont exclus de la société. J’ai un problème avec cet islam qui nous considère comme inférieurs, avec ces hommes qui pensent qu’ils peuvent tripoter une Allemande parce qu’elle n’est pas voilée, avec les écoles qui ne servent plus de porc à la cantine… J’ai peur pour ma fille.»

Le FN trop «socialiste»

Photographe de formation mais chauffeur-livreur de profession, costume bleu marine, cheveux bien dégagés derrière les oreilles et voix forte, Pierre Jung s’est engagé au sein de l’AFD en juin 2014. Avant de voter pour cette organisation, il soutenait le Parti des pirates, «devenu entre-temps quasiment communiste». «Je ne me sentais plus à l’aise chez eux.» Il consacre aujourd’hui tout son temps libre à l’AFD et fait figure de spécialiste des questions d’«islam» et de «transports» pour sa fédération. Il soutient une motion longuement débattue au cours du week-end, favorable à l’interdiction de porter le voile intégral dans les lieux publics.

«L’AFD est en train de muter, constate Sebastian Friedrich, politologue, auteur d’un livre consacré à l’ascension du parti. Avec la fermeture des frontières, le thème de la crise des réfugiés perd de sa pertinence. Le prochain sujet est déjà trouvé : l’anti-islamisme, qui va dominer les élections régionales en septembre à Berlin et dans le Mecklembourg [dans le nord-est du pays, ndlr], ainsi que la campagne des législatives de 2017. Dans le même temps, la clientèle du parti a évolué.» A une première génération de cols blancs, travailleurs indépendants et fortunés déterminés à ne pas payer pour la Grèce des années 2013-2014, a succédé une clientèle plus prolétaire, de chômeurs et d’ouvriers ratissée dans les rangs de tous les partis, mais surtout chez les abstentionnistes. «Avec la critique de l’islam, l’AFD a des chances de s’établir durablement autour de 10 % à 15 %», estime Sebastian Friedrich.

A condition, toutefois, de résoudre ses divergences concernant l’économie. Le parti, né en 2013 pour dénoncer les plans de sauvetage de l’euro, navigue aujourd’hui entre libéralisme économique et interventionnisme étatique. Coprésident du parti auréolé de son bon score aux régionales dans le Bade-Wurtemberg, Jörg Meuthen tente de réduire le grand écart : «Il faut un Etat mince, dont la politique sociale ne consiste pas à arroser tout le monde mais à garantir un minimum vital à chacun.» Frauke Petry, dont le pouvoir est très contesté en interne,est «à titre personnel hostile au salaire minimum» et favorable aux privatisations pour réduire le rôle de l’Etat. Mais la direction sait bien que pour «s’établir auprès des petites gens» - sa nouvelle cible - et devenir un parti de masse, il lui faudra défendre les systèmes de protection sociale.

Condamnation de l’avortement

Maximilian, 23 ans, costume-cravate sur chemise blanche, chevelure rousse impeccablement gominée et lunettes en écailles, est étudiant en sciences politiques à Bielefeld (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). Militant de la première heure, il est «depuis toujours opposé au salaire minimum», notamment pour les réfugiés. «Il faut bien voir que ce sont des gens qui n’ont aucune qualification, qui, pour la plupart, ne sont pas capables de respecter le rythme du travail à l’allemande et qui, souvent, ne savent ni lire ni écrire. Ces personnes seront toute leur vie dépendantes des systèmes sociaux ! On ne peut pas les rémunérer comme les Allemands peu qualifiés !»

Maximilian s’anime lorsqu’il pense à un vaste mouvement populiste européen, regroupant l’AFD et le FPÖ (le Parti de la liberté d’Autriche). «Mais pas avec le Front national. Là, ça me ferait mal au ventre ! Le FN est un mouvement socialiste quant à la politique économique, accordant un rôle bien trop important à l’Etat.»Samedi, l’un des deux députés européens de l’AFD annonçait qu’il allait rejoindre, à titre personnel, le groupe parlementaire emmené par le FN à Strasbourg ; la seconde députée européenne de l’AFD a, elle, opté pour le groupe de l’Ukip (le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni).

A Stuttgart, le parti d’extrême droite tente d’apparaître sous un jour rassembleur, rajeuni par rapport au congrès fondateur de Berlin en 2013. Les femmes restent toutefois minoritaires. Mara Müller, petite trentaine, déterminée et sûre d’elle, est l’une de ces rares déléguées féminines. Membre du parti depuis ses débuts, elle est en phase avec le discours familial de l’AFD, pourtant accusé de véhiculer une image passéiste de la femme. Plusieurs motions condamnant l’avortement, le féminisme et la suppression des genres figuraient à l’ordre du jour ce week-end. «L’AFD a une image positive de la femme, rétorque Mara Müller. Il ne veut pas qu’on soit obligées de travailler sans avoir de temps pour la famille. En tant que jeune femme, je me sens bien dans ce parti, qui respecte notre rôle dans la société.»

A la tribune, les intervenants se succèdent pendant des heures pour vanter un «conservatisme moderne et robuste», qui tournerait le dos à l’Allemagne «néocommuniste, sociale-démocrate et verte, [des idées] qui infectent le pays depuis 1968». Chaque critique contre l’islam est saluée par un tonnerre d’applaudissements. Les mots «droite» ou «extrême droite», tabous en Allemagne, sont soigneusement évités.

L’identité de 2 000 membres dévoilée

Les données personnelles de plus de 2 000 participants au congrès de l’AFD à Stuttgart ont été publiées dans la nuit de samedi à dimanche sur le site Indymedia, marqué à gauche. L’un des deux dirigeants de l’AFD, Jörg Meuthen, a annoncé la nouvelle dimanche matin, à la reprise des débats. Il a réclamé au gouvernement allemand de se montrer «aussi ferme avec les sites d’extrême gauche qu’avec les sites d’extrême droite». Publiée à 00 h 01 par un contributeur anonyme, la liste de plus de 2 000 noms, adresses mails, numéros de téléphone et cartes de membre du parti populiste était toujours disponible dimanche après-midi.