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Libération
Analyse

Affaire des visas : le summum de l’incohérence européenne

ParJean Quatremer
Correspondant à Bruxelles @quatremer
Publié le 02/05/2016 à 18h51

L’Union européenne donne parfois l’impression d’être un bateau ivre dont le capitaine a depuis longtemps déserté la passerelle de commandement. L’affaire des visas (concernant les séjours de moins de quatre-vingt-dix jours) en fournit une illustration saisissante. En juin, les Turcs devraient pouvoir se rendre dans l’espace Schengen sans visa, l’une des concessions à Ankara pour qu’il stoppe l’afflux de migrants et de réfugiés sur le sol européen. Les Ukrainiens, si les Etats membres acceptent la proposition faite par la Commission le 20 avril, devraient prochainement bénéficier du même régime de libre circulation en dépit du rejet par les Néerlandais, le 6 avril, de l’accord d’association avec Kiev. Parallèlement à ce grand mouvement d’ouverture, l’exécutif européen a publié le 12 avril une communication menaçant de rétablir les visas pour les ressortissants américains et canadiens - Washington en exigeant toujours pour les Bulgares, les Croates, les Chypriotes, les Polonais et les Roumains ; et Ottawa pour les Bulgares et les Roumains. Autrement dit, l’Union se prépare à désarmer face à la Turquie et à l’Ukraine, des pays instables et pauvres, et se propose de réarmer face à l’Amérique du Nord, un continent qui n’est pas connu pour les problèmes de sécurité et d’immigration qu’il pose à l’Union… Une logique qui ne peut qu’échapper au commun des mortels.

La menace d’un rétablissement (pour douze mois dans un premier temps) des visas à l’égard des Etats-Unis et du Canada est, a priori, de bonne politique, puisque ces pays refusent, en discriminant certains Etats membres, de reconnaître l’Union comme un tout alors même que leurs ressortissants peuvent voyager librement sur le territoire des Vingt-Huit. Serait-il imaginable que l’on distingue, par exemple, le Texas de l’Illinois ? Evidemment non. Depuis les élargissements de 2004, 2007 et 2013, Bruxelles exige donc que tous ses Etats soient traités de la même façon, notamment sous la pression de la Pologne qui ne digère pas, elle, l’alliée fidèle qui a suivi Washington dans toutes ses aventures guerrières, d’être traitée comme un réservoir d’immigrants illégaux. Mais les Etats-Unis et le Canada font la sourde oreille alors que l’Australie et le Japon ont fini par supprimer, fin 2015, les visas qu’ils réclamaient encore aux ressortissants de certains pays de l’Est (Bulgarie, Roumanie et Croatie pour le premier, Roumanie pour le second).

Le principe de réciprocité devrait donc s’appliquer sans l’ombre d’un doute. Mais voilà : l’Union est prête à se sacrifier pour la Pologne, en particulier, alors que ce pays estime que la solidarité européenne ne doit jouer qu’en sa faveur, comme l’a montré son comportement dans la crise des réfugiés. Peut-on la conforter dans cette attitude d’enfant gâté avec les conséquences que cela aura pour ses partenaires ? Car les Etats-Unis et le Canada ne manqueront pas de répliquer à un rétablissement des visas et les pays qui auront le plus à en souffrir seront ceux qui accueillent le plus de touristes et d’hommes d’affaires nord-américains sur leur territoire, au premier rang desquels la France.

Au-delà du message d’incohérence dans sa politique des visas envoyé aux opinions publiques européennes et au reste du monde, l’Union prend le risque d’accroître le divorce grandissant avec ses propres citoyens qui comprennent de moins en moins ce qui se passe à Bruxelles : si réciprocité il doit y avoir, elle doit être à double sens, ce qui implique que la Pologne, pour ne citer qu’elle, assume aussi des politiques qui lui posent problème, par exemple en accueillant quelques dizaines de milliers de réfugiés comme elle s’y est pourtant engagée… L’Union n’est pas un guichet où l’on ne prend que ce qui intéresse ! Même si personne n’ose le dire tout haut, c’est ce que beaucoup de pays pensent tout bas et rares sont ceux qui ont envie de se fâcher avec Ottawa et surtout Washington.