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Libération
Interview

Au Soudan du Sud, «la paix va être une paix de combattants»

Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du Soudan du Sud, explique qu’à la sécession, le pouvoir a été accaparé par des «soudards» plutôt que confié à des «technocrates exilés».
Riek Machar, ancien chef rebelle réintégré à son poste de vice-président du Soudan du Sud et le président Salva Kiir, à Juba le 29 avril. (Photo Albert Gonzales Farran. AFP )
publié le 2 mai 2016 à 19h11

Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS, s’est rendu pour la première fois au Soudan du Sud en 1983, alors qu’il dirigeait l’Unité scientifique française à l’université de Khartoum. Il y a effectué plusieurs missions pour Médecins sans frontières depuis l’indépendance du pays, en 2011. Il a bien connu le chef sudiste du Mouvement populaire pour la libération du Soudan, le colonel John Garang, tué dans un crash d’hélicoptère en 2005, et la plupart des protagonistes actuels de la crise sud-soudanaise. Devant une grande carte du pays affichée sur son mur, il revient sur les raisons d’un «gâchis».

Dès son indépendance, le Sud portait-il en lui les germes de la guerre civile ?

Il faut rappeler que l'indépendance n'a pas été demandée par les Sud-Soudanais. La sécession avait la préférence de la communauté internationale, avant tout des Américains. A l'époque, les néoconservateurs sont puissants à Washington : George W. Bush a pris ses fonctions en janvier 2001. Ils sont adeptes de la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington : ils voient une frontière culturelle entre le nord du Soudan, musulman, et le sud, chrétien ou animiste. Certes, le Sud était sous-développé depuis l'époque des Britanniques et les sudistes étaient victimes de discrimination. Mais il existait une unité historique de cet «axe du Nil» depuis les pharaons. On retrouve d'ailleurs des pharaons noirs (la XXVe dynastie) qui ont régné jusqu'à la Méditerranée.

John Garang était biculturel. Il disait : «Le Soudan est une macédoine.» Il ne voulait même pas de fédéralisme. Il plaidait pour un «New Sudan», avec une vraie égalité des droits de tous les Soudanais dans un Etat laïc et centralisé. L'accord global de Naivasha, en 2005, laissait d'ailleurs la porte ouverte aux deux options. Mais la mort de Garang a tout fait basculer. Son successeur, le fidèle numéro 2 Salva Kiir [l'actuel président du Soudan du Sud, ndlr], n'est pas un intellectuel. C'est un soldat qui ne s'est pas posé beaucoup de questions. De plus, Khartoum [capitale du Nord] n'a fait aucun effort en direction des Sudistes. Les pressions américaines ont fait le reste.

Le peuple a pourtant voté en masse pour cette indépendance…

Ce référendum bidon a vite été applaudi par la communauté internationale : 98 %, c'est un score discutable, mais ça arrangeait tout le monde. De toute façon, la population était pour : il y avait d'abord la promesse de la paix, et ensuite l'union contre l'ennemi commun, «l'Arabe» du Nord, vu comme le descendant des chasseurs d'esclaves du XIXe siècle. Le vote était acquis.

Qu’est-ce qui a échoué dans la construction de l’Etat ?

Sa mise en place a été un grand partage de la dépouille entre les combattants. Au lieu de confier les ministères à des technocrates exilés ou à des jeunes qui avaient été formés dans les camps de réfugiés, les postes ont été distribués à des soudards. A commencer par leur chef, Salva Kiir. Il y avait 53 ministres ! L’échec de Garang est de ne pas avoir formé de structures scolaire et administrative en amont. L’ONU est aussi responsable de ce fiasco : elle a soutenu en sous-main la rébellion sudiste à partir de 1991, mais n’a pas su accompagner la construction de l’Etat. Tout le monde s’est désintéressé du problème dès que la paix a été signée. La page a été tournée immédiatement. L’Etat sud-soudanais souffre d’un autre problème de naissance : le pouvoir est aux mains des nomades, car ce sont eux qui se sont battus. Les cultivateurs ne sont pas impliqués. Or les nomades ne se projettent pas dans l’avenir. Le Soudan du Sud était un Etat failli avant même d’être né.

Le projet étatique était-il condamné à l’échec selon vous ?

Non, il y avait bien des raisons d’espérer. D’abord, il pouvait y avoir une vision commune pour le nouvel Etat, nourrie par cinquante ans de résistance ensemble. L’unité ethnique, c’est de la bêtise, en Afrique comme dans le reste du monde. Aucun Etat ne se crée sur cette notion, mais sur le fait de partager des valeurs. Ensuite, il y avait des ressources pétrolières. La rente s’élevait à 5 milliards de dollars par an. Avec cette cagnotte, on pouvait répondre aux besoins de la population. D’ailleurs, les mois qui ont suivi l’indépendance, c’était un eldorado. Des commerçants kényans, égyptiens, chinois sont arrivés. On vendait des terres agricoles à tour de bras. Mais l’argent du pétrole a été dilapidé, détourné ou carrément volé. Tout ce potentiel a été gâché. Beaucoup de fées se sont penchées sur le berceau du jeune Etat, mais elles ont été impuissantes à empêcher le désastre. Le Soudan du Sud est rapidement devenu une zone de non-droit, de trafics, de drogue notamment.

Comment est-on passé d’une indépendance bâclée à la guerre civile ?

La cause de cette dernière guerre civile, c'est l'avidité. C'est ce qui se passe quand l'Etat s'est structuré sous une forme mafieuse. Il y a eu une méprise sur les intentions du président Salva Kiir. Tout le monde pensait qu'il allait rendre le pouvoir en 2015. En virant Riek Machar, il a fait comprendre qu'il allait rester. Certains ministres ont paniqué : leur réseau de clientèle risquait de vaciller. Par ailleurs, Juba [la capitale] doublait de taille tous les six mois sans pouvoir absorber toute cette population. Il y avait une masse de personnes, notamment des jeunes, disponibles pour n'importe quelle aventure guerrière.

La rivalité entre les Dinka et les Nuer a-t-elle été instrumentalisée ?

Le conflit en cours au Soudan du Sud n'est pas une guerre ethnique. Les Dinka et les Nuer [parmi lesquels recrutent respectivement Salva Kiir et Riek Machar] sont très proches. Ce sont des nomades transhumants, ils ont la même cosmogonie, quasiment la même langue, la même organisation. Il n'y a aucune notion de nettoyage ethnique dans ce conflit : il faut enlever cette idée-là de la tête des Occidentaux. D'ailleurs, les affrontements les plus sanglants historiquement se déroulaient entre clans Nuer ou Dinka. Ces peuples ne sont pas des blocs monolithiques.

La guerre en cours est d'abord une guerre pour le pouvoir, sur fond de pillage et de viols. L'ennemi, pour ces combattants nomades, c'est souvent la ville, dont ils sont exclus et qui est source de richesses. Ils exercent une vengeance contre la ville. La guerre civile sud-soudanaise, ce ne sont pas deux armées qui s'affrontent. Il y a énormément d'allégeances, parfois changeantes, entre les bandes de combattants. Même le SPLA [les forces gouvernementales] n'est pas vraiment une armée nationale. Les troupes sont très fragmentées, et Salva Kiir et Riek Machar ne contrôlent pas tous leurs soldats.

Enfin, contrairement à une idée reçue en Occident, tout le pays n’est pas à feu et à sang. Les combats sont très localisés, ils consistent souvent en des raids contre des villes, des troupeaux ou des positions ennemies, autour notamment de Bor, Bentiu et Malakal. Mais le sud du pays, par exemple, ou l’ouest, sont épargnés par le conflit. A Juba, il y a une administration qui fonctionne. Le plan de route de l’indépendance est bon gré mal gré respecté.

Quel est le rôle de Khartoum dans le conflit ?

Il ne faut pas oublier son influence. Le régime militaro-islamiste soudanais a pris une claque avec l'indépendance du Sud : il perdait un tiers de son territoire, par sa propre faute, après vingt ans d'une guerre dévastatrice et ruineuse ! Il veut désormais montrer que les sudistes ne peuvent pas se débrouiller seuls. Il attend son heure pour tenter de reprendre la main. Khartoum avait déjà soutenu la rébellion de Riek Machar pour affaiblir le SPLA en 1991 [la dissidence avait duré jusqu'en 1996], il aide aujourd'hui le même homme pour ébranler le jeune Etat sud-soudanais. En fait, il soutient les deux camps pour déstabiliser le pays.

Avec le retour de Riek Machar, la paix peut-elle enfin se construire ?

Les conférences pour la paix, les négociations interminables sont un moyen de gagner du temps pour les deux camps. Personne ne se projette dans l’avenir et ne veut construire quelque chose. D’autant que ça ne dérange personne, le Soudan du Sud : tout le monde s’en moque ! L’Etat lui-même ne supplie pas qu’on arrête la guerre. Seule la population le demande. Alors les discussions peuvent gentiment traîner sous l’égide de l’ONU, qui a trouvé là un conflit oublié à sa mesure. Mais qui pense au retour à la paix ? La paix, ce n’est pas seulement l’arrêt des combats ! La plupart des programmes de désarmement sont inefficaces, par exemple. En particulier dans un pays où beaucoup de gens n’ont connu que la guerre. Il ne suffit pas de donner une pelle à un combattant pour le transformer en civil docile. Encore une fois, la paix va être une paix de combattants. Une paix des braves, avec les mêmes personnalités qui ont conduit le pays à la guerre. On oublie les civils, les partis politiques, les intellectuels, les Soudanais en exil… Je suis assez pessimiste sur ce que peut donner une telle paix.