Assis sous un arbre, un garçon de 5 ans joue avec un petit tank en plastique. Il l’a fabriqué dans un bidon d’huile distribué il y a deux mois par la Croix-Rouge. C’est une réplique grossière du char d’assaut situé quelques mètres derrière lui, mitrailleuse chargée, prêt au démarrage. Le dirigeant du comté est en retard au rendez-vous sur la place du village. Dix heures du matin, 40°C à l’ombre, pas un chat. Soudain, un autre enfant. Il sort de la propriété de notre homme. Celui-là doit avoir une quinzaine d’années. Kalachnikov en bandoulière, les yeux embrumés par les vapeurs de l’alcool.
Franco Luoth Diu, le dirigeant du comté, sort enfin de chez lui et vient s'asseoir sur une chaise de jardin en plastique. «Vous avez raison de venir à Leer. On a vraiment fait la paix.» Pendant longtemps, les combats ont fait rage dans la ville dont est originaire Riek Machar, nouveau vice-président du Soudan du Sud et ancien chef rebelle. Au printemps 2015, les assauts du SPLA-IO - les troupes de Machar - se sont multipliés. Les morts aussi. Côté loyaliste, côté rebelle et surtout côté civils. Exécutions massives, viols, mutilations à la machette…
A lire aussi Soudan du Sud : repartir sur des ruines
Squelettes
Dernière atrocité en date, l'assassinat par asphyxie de 60 personnes, enfermées par l'armée dans des conteneurs en plein soleil. C'était au mois d'octobre. Les militaires avaient réquisitionné l'église et la propriété qui l'entoure. Aujourd'hui, seuls deux bancs en bois et un vieux crucifix rappellent le rôle du bâtiment. Les conteneurs sont toujours là, à côté du lieu de culte. A l'intérieur du premier, une moustiquaire. Du second s'échappe de la fumée : une famille y a élu domicile. L'une des femmes qui habite là, avec ses enfants, se justifie : «On sait très bien ce qu'il s'est passé ici. Mais vous pensez qu'on a le choix ? Les soldats ont brûlé notre maison. Il y a peut-être même des mines autour. On ne peut pas y retourner.»
La plupart des maisons de Leer et du comté ont été détruites. Lorsque l’on avance dans la ville, après avoir quitté la piste d’atterrissage en terre faisant office d’aéroport - le seul moyen de rejoindre la région est l’avion, il n’y a pas de routes au Soudan du Sud -, c’est la première chose qui frappe. Les habitations ont soit été touchées par les balles et les roquettes, soit brûlées. Les deux camps se sont livrés aux destructions : si l’adversaire réussissait à s’emparer de la ville, il ne devait rien lui rester.
En s’avançant sur la petite piste de terre sinuant entre les masures, on découvre des squelettes d’animaux. De vaches, principalement. Le bétail est la principale richesse des habitants de la région. Au lieu de placer leur argent à la banque, ils préfèrent acheter des bêtes. Les troupeaux étaient immenses avant la guerre, des centaines de milliers de têtes. Il n’en resterait plus que quelques milliers. Les autres bovins ont été tués par la faim ou les balles. Les habitants devaient tout perdre pour ne jamais vouloir revenir.
Un peu plus loin, le chemin se divise. A droite, il quitte la ville. A gauche, il conduit à ce qu'il reste du marché. Quelques hommes vendent des doses d'huile, des cigarettes à l'unité et des sachets de thé. Mais plus personne n'a les moyens d'acheter, à part les soldats, quand la solde veut bien tomber. Maillot du PSG sur les épaules, Chol passe ses journées à attendre un client qui ne vient jamais. C'est le seul à proposer du riz. Il l'a rapporté à pied du camp de réfugiés dans lequel il a vécu pendant presque un an, à 120 kilomètres de là. «Personne n'a d'argent. On ne l'utilise presque plus ici. Les gens essaient de faire du troc. Mais ils n'ont rien à échanger. Alors je garde mon riz. Je suis là pour m'occuper, sinon je ferais quoi ?»
Lire aussi l'interview de Marc Lavergne, chercheur au CNRS «La paix va être une paix de combattants»
No man’s land
Marche arrière. Direction l’embranchement de droite, vers la sortie de Leer. Les carcasses de voitures se multiplient : pick-up désossés, camions aux roues arrachées, aux vitres brisées. Le paysage est désertique, parsemé de quelques palmiers et buissons. Mais là encore, toutes les habitations sont vides, quasiment personne ne marche le long de ce chemin qui mène vers la zone rebelle. Un no man’s land de plusieurs kilomètres qui n’est délimité par aucune frontière, aucun barbelé. Pourtant, les habitants savent, eux, que c’est ici la ligne de front. Qu’à l’ombre de ces arbres, militaires et rebelles se sont assis et ont discuté pour décider d’un cessez-le-feu. Sans s’en rendre compte, on arrive en territoire rebelle. Petit à petit on remarque une différence : de plus en plus de gens marchent sur la piste. Certains se rendent à Adok, à une dizaine de kilomètres. Aujourd’hui est un jour particulier : la Croix-Rouge va larguer des vivres, pour les aider à survivre durant deux mois. L’arrivée au village est un choc : environ 6 000 personnes attendent, assises à même le sol sous un cagnard brûlant, que l’avion arrive. Le petit village de quelques huttes accueille ce jour-là des familles venues de toute la région.
Une flopée d'enfants jouent autour d'une des habitations traditionnelles. A l'intérieur, un matelas, c'est tout. «Lorsque les militaires sont arrivés au début de l'année dernière, on a tout abandonné, explique Nyadak, environ 25 ans et mère de trois enfants. Ils rentraient dans les maisons. S'ils trouvaient un homme, ils le tuaient. S'ils trouvaient une femme, ils la violaient et souvent, ils la tuaient. Ensuite, ils volaient ce qu'ils pouvaient et brûlaient la maison.» Son mari a été assassiné. Elle a eu le temps de s'enfuir en prenant avec elle ses enfants. Ils ont couru vers le Nil, à quelques kilomètres de là. «On a vécu pendant des mois dans la rivière. Quand on avait de la chance, on mangeait des fruits, sinon, on devait se nourrir de nénuphars.» Pour se cacher des soldats, ils plongeaient la tête sous l'eau au moindre bruit. «On ne laissait dépasser que notre nez pour pouvoir respirer.» Les combattants ne se sont jamais aventurés dans l'eau près d'elle. «Je pense qu'ils ont peur des crocodiles», rigole-t-elle nerveusement, avant d'ajouter : «Nous aussi. Mais on préférait ça plutôt que d'avoir affaire à eux.»
Sorgho
D’un coup, un bruit de turboréacteurs recouvre le brouhaha. L’appareil de la Croix-Rouge survole la foule. Au-dessus du terrain réservé au largage, il ouvre sa soute et déverse les tonnes de nourritures qui viennent s’écraser sur le sol. Les bénévoles de l’ONG se précipitent pour organiser des tas de sacs réservés à chaque famille, et éviter la cohue. Ils contiennent 50 kilogrammes de sorgho, mais aussi du sucre, du sel, des céréales adaptées aux besoins des enfants.
Petit à petit, les milliers de personnes qui attendaient leur tour arrivent. Dans un calme impressionnant, la distribution commence. Personne ne se bouscule, tout le monde aura sa part. John, venu avec ses deux filles, explique : «Ils m'ont déjà donné des graines, pour que je puisse faire un petit champ et me nourrir. Mais il va falloir attendre au moins six mois pour que ça pousse. Donc en attendant, je n'ai que ça pour manger.» L'ONG reviendra dans deux mois, ce sera la saison des pluies. «On espère qu'ils réussiront à nous apporter quelque chose, s'inquiète le père de famille. Mais le plus important, c'est vraiment que les combats ne reprennent pas. Le retour de Machar doit être pacifique.» Pour qu'enfin ils puissent cultiver leurs terres, et que le comté de Leer ne soit plus une région fantôme.