Un prisme à travers lequel les événements étaient lus, interprétés et présentés au public : c'est ainsi que le rôle joué par l'extrême droite dans la révolution ukrainienne a été utilisé par les médias et les politiques russes depuis le début de la crise, fin 2013. Dès que la contestation sur la place de l'Indépendance de Kiev a commencé à s'organiser, la Russie a sorti l'épouvantail de l'ultranationalisme ukrainien à l'œuvre pour renverser le pouvoir. En quelques semaines, par un glissement lexical peu subtil, les chaînes de télévision et autres médias pro-Kremlin ne parlaient plus que des groupes «fascistes» qui s'étaient installés au cœur de la capitale. Fasciste, en russe, est synonyme de nazi, insulte et menace suprême dans le discours idéologique de la Russie poutinienne. Cette référence a permis une diabolisation rapide de la contestation, tout en donnant au Kremlin un motif pour justifier ses actions ultérieures en Ukraine, de l'annexion de la Crimée à l'ingérence dans le Donbass.
«Banderovtsy». Quand le président ukrainien Viktor Ianoukovitch a abandonné la présidence, en février 2014, et qu'un gouvernement temporaire a émergé du Maidan, la propagande russe, sans sourciller, a donc annoncé qu'une «junte fasciste» s'était emparée du pouvoir en Ukraine. Les principaux présentateurs de JT du pays, les journalistes des grands quotidiens et les élites politiques n'hésitaient pas à user et abuser du champ lexical lié à l'extrême droite pour désigner tout ce qui contrariait de près ou de loin les intérêts ou le point de vue de la Russie en Ukraine. Du même coup, les Occidentaux étaient accusés ouvertement de complicité avec les «banderovtsy», un terme qui s'est définitivement imposé dans les esprits russes comme synonyme «d'Ukrainien qui n'est pas prorusse». Il désigne les partisans de Stepan Bandera, qui a dirigé une faction révolutionnaire nationaliste ukrainienne durant la Seconde Guerre mondiale, en collaborant avec les Allemands pour débarrasser la terre ukrainienne de tous les non-Ukrainiens. Vladimir Poutine a fini de légaliser le terme, dans son adresse au gouvernement, le 18 mars 2014, après le référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie, en lançant un triomphal «la Crimée ne sera jamais banderovienne !».
Epouvantail. Les élections législatives ukrainiennes d'octobre 2014, qui auraient dû, selon les prédicateurs de la propagande russe, révéler au monde le véritable visage politique de la nouvelle Ukraine, au fascisme et à l'antisémitisme décomplexés, ont trahi leurs attentes et détruit le mythe d'une mainmise des nationalistes sur la vie politique ukrainienne. Svoboda n'a pas récolté plus de 5 % de voix, et Praviy Sektor, l'épouvantail en chef, au point d'être interdit en Russie, où il est considéré comme une organisation terroriste, a fait un score de 2 %. Les commentateurs ont dû se résoudre à baisser un peu le ton, et courant 2015, à mesure aussi que le conflit en Ukraine était repoussé au second plan, les mots «junte», «banderovtsy» et autres «fascistes de Kiev» ont presque disparu. Mais les notions se sont durablement implantées dans les esprits et le langage courant. Ainsi, fin avril, le procureur général de Russie, Iouri Tchaïka, a accusé Praviy Sektor d'avoir cherché à organiser un coup d'Etat en Russie.