C'est une histoire tragique qui s'achève comme un soap-opéra. Devant les caméras de télévision, László Kiss, ancien champion de natation et entraîneur de l'équipe hongroise pour les JO, a présenté mercredi ses excuses à Zsuzsa Takács, la femme qu'il avait violée… il y a cinquante-cinq ans. «Ce n'est pas le jeune homme de 20 ans mais l'adulte de 75 ans qui vous demande pardon», a dit le sportif après avoir offert des fleurs à sa victime, 73 ans. L'image des deux protagonistes se serrant la main comme s'ils ne s'étaient jamais vus était surréaliste. Si tous deux ont accepté cette mise en scène de RTL Klub, principale chaîne privée du pays, c'est sans doute pour en finir avec un feuilleton qui occupe la une des médias depuis des semaines.
Amnistie générale
C’est début avril que l’entraîneur est rattrapé par son passé. L’affaire est relatée par un blog mineur : en 1961, László Kiss et deux de ses camarades ont, ensemble, violé une jeune fille de 18 ans. A l’époque, Kiss, 20 ans, est déjà champion de natation et a participé aux JO de Rome (1960) sous la bannière de la Hongrie socialiste. Jugé coupable, il est condamné à trois ans et demi de prison mais sort au bout de vingt mois, probablement à la faveur d’une amnistie générale des prisonniers politiques en 1963. Il réintègre alors la fédération de natation où ses qualités d’entraîneur, illustrées par les succès de son équipe, lui valent de rester à ce poste pendant des décennies.
Le scandale est tel que László Kiss démissionne le 7 avril de son poste d'entraîneur. Mais tablant sur le fait qu'une bonne partie de l'opinion ignore ce qui s'est passé il y a cinquante ans, il clame son innocence et prétend avoir été victime d'un procès stalinien : «Ce fut un procès truqué, monté avec de fausses charges», se défend-il, ajoutant qu'il n'a pas agressé la jeune fille qui était, selon lui, consentante. Il veut demander sa réhabilitation. Le président de la Fédération hongroise, Tamas Gyarfas, vient à sa rescousse, déclarant à la télévision : «Kiss m'a dit que c'était une fille facile, elle a inventé cette histoire d'agression ; d'après ce que je sais, elle est décédée.»«. Sur la Toile, la rumeur côtoie les commentaires machistes : «C'était une fille légère», «une allumeuse», etc.
«Tous les trois»
Mais la victime est, en fait, toujours vivante. Et décide de sortir de l'ombre. Samedi, Zsuzsa Takács a donné une interview exclusive à la télévision RTL Klub. Elle a raconté cette journée du 5 juillet 1961 : «Je ne suis pas une nageuse assidue, mais il faisait très beau et pour fêter la fin du bac, on avait décidé d'aller à la piscine avec mes amies.» Au bord du bassin en plein air, Zsuzsa bavarde avec un jeune nageur. Il s'agit de László Lantos, un ami de Kiss. Lantos lui fait visiter un petit bâtiment situé à 50 mètres du bassin, où il l'enferme dans une pièce. «Quand il m'a dit "on va faire l'amour", j'ai éclaté de rire, je pensais qu'il plaisantait. Mais il a fait entrer deux autres garçons, et tous les trois m'ont violée». Le troisième était Kiss.
La jeune fille porte plainte. «Les policiers ont offert de l'argent à mon père pour qu'on retire la plainte, ils l'ont même battu.» Simple cordonnier, le père ne cède pas. Kiss et son acolyte Lantos seront jugés. «Je ne suis pas la seule victime… il y en a eu d'autres», a ajouté Zsuzsa Takács. De fait, les actes du procès mentionnent l'agression d'au moins une autre jeune fille.
Commentaires sexistes
Le témoignage de Zsuzsa est apparu à l'écran devant des centaines de milliers de téléspectateurs. Mais les commentaires insultants n'ont pas cessé pour autant. «Je ne crois pas à ce que dit cette femme, elle aimait sûrement faire l'amour», a même écrit Endre Aczél, éminent éditorialiste de gauche, sur les réseaux sociaux. Il a aussitôt été renvoyé par tous ses employeurs. Le chef du groupe parlementaire de la droite au pouvoir, Lajos Kósa, a condamné les violences sexuelles mais a refusé de créer une commission d'enquête, comme le réclame la gauche, sous prétexte que «dans le sport de compétition, les règles sont différentes».
Pour László Kiss, c'est la dégringolade. L'histoire a peut-être refait surface à cause d'un obscur règlement de comptes au sein de la fédération. Il a démissionné de son poste de coach, sa ville de Százhalombatta l'a déchu de sa citoyenneté d'honneur et a débaptisé la piscine municipale qui portait son nom. Mercredi, un flash mob a rassemblé plus d'une centaine de Budapestois devant la piscine olympique Alfréd-Hajós de Budapest, où il entraînait son équipe. Pour Lili, une étudiante, «il y a sans doute beaucoup d'autres Zsuzsa Takács dans le pays, dans le sport ou ailleurs, qui n'osent pas parler».