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Climat

En Allemagne, les activistes enterrent une mine

Près de 2 000 militants ont investi l’exploitation de lignite de Welzow, dans le Nord-Est du pays. Ils revendiquent une forme de désobéissance civile nécessaire pour enrayer l’usage des énergies fossiles.
Les protestataires occupent la mine de charbon allemande de Welzow, vendredi. (Photo Reuters)
publié le 15 mai 2016 à 20h11

Allongées sur une voie ferrée, les poignets menottés aux rails, deux jeunes Allemandes barrent la route aux convois de charbon. «Ici et pas plus loin», lâche Eule, le visage caché derrière un masque blanc. Traduite en allemand, la formule «Ende Gëlande» désigne les actions qui, du 13 au 16 mai, réunissent près de 2 000 militants écologistes venus de toute l'Europe en Lusace, deuxième bassin minier d'Allemagne construit en lieu et place de 136 villages rasés au cours du siècle dernier. «Pendant quatre jours nous tentons par tous les moyens, en restant non violents, de paralyser l'exploitation de lignite, un charbon parmi les plus sales en terme d'émissions de gaz à effet de serre», résume Mona Bricke, porte-parole du mouvement.

Leur première cible ? La mine à ciel ouvert de Welzow Sud, une sombre balafre au milieu de la forêt, d'où sont extraites 20 millions de tonnes de lignite chaque année. A une heure de marche de là, sur l'éphémère «Camp pour le climat» qui sert de base arrière aux actions, les militants s'entraînent au franchissement des barrages policiers. «Ces exercices permettent surtout d'apprendre à connaître ses limites», explique une formatrice. Des groupes de huit personnes sont créés. Un cri, un geste, les aideront à se retrouver dans le feu de l'action. Avec ses repas végétariens, ses panneaux solaires et son chapiteau de cirque où se déroulent les réunions plénières, le camp connaît un succès inégalé. «Lorsque nous avons commencé en 2011, nous étions quelques centaines, cette année nous sommes 3 000 sur le camp [dont 2 000 réellement dans les actions, ndlr]», se félicite Mona Bricke. Cinq mois après la COP 21 et l'adoption de l'accord de Paris, Ende Gëlande s'inscrit dans un mouvement mondial (lire ci-contre) pour faire pression sur les Etats afin qu'ils respectent leurs engagements.

«Science-fiction»

Au premier jour, vendredi, des centaines de campeurs prennent le chemin de la mine. Leurs silhouettes en combinaisons blanches se détachent sur le noir du charbon. «Ils ont capitulé !», se réjouit Tadzio Mueller, un des organisateurs, en contemplant l'étendue désertée par l'exploitant, la compagnie suédoise Vattenfall, qui avait anticipé l'action. Les militants restent bouche bée devant ce paysage inerte modelé par les dents des machines. «C'est monstrueux, c'est de la science-fiction», soupire Thomas, jeune agriculteur strasbourgeois venu en bus avec 150 Français. A quelques centaines de mètres de là, Johannes, ingénieur sécurité sur la mine, regarde cette nuée de cosmonautes d'un air navré. Comme 8 000 personnes dans la région, il vit du charbon. «Ces gens n'ont pas le sens des réalités, le charbon est une énergie bon marché, l'Allemagne ne peut pas s'en passer.»

Modèle de développement en matière de renouvelables, Berlin reste dépendant du charbon pour plus de 40 % de son mix électrique. Et si la sortie du nucléaire est prévue à l'horizon 2022, se sevrer du charbon devrait prendre au minimum deux décennies de plus. «Cet objectif n'est pas en adéquation avec l'urgence de la situation, regrette Mona Bricke.

Que voulons-nous ? La justice climatique. Quand la voulons-nous ? Maintenant ?» Une fois la mine conquise, les militants investissent les rails en scandant ce slogan. Ils visent à mettre en péril l'approvisionnement en charbon de la centrale thermique de Schwarze Pump, sise à quelques kilomètres. «Tous les accès sont bloqués et notre stock ne nous permet pas de faire fonctionner la centrale au-delà de vingt-quatre heures, reconnaît Peter Stedt, le porte-parole de Vattenfall. Si les manifestants ne s'en vont pas nous allons être contraints de l'éteindre», ajoute-t-il, évoquant «une perte économique limitée».

Pour les militants, la fermeture d'une centrale à charbon par une action de désobéissance civile serait au contraire un fait d'arme. Sacs de couchage, toilettes mobiles et marmites géantes apportés à proximité des rails leur permettent de jouer la montre. «Tant que je suis ravitaillée, je peux rester», assure Eule, en se retournant tant bien que mal sur son matelas de camping. Parallèlement à cette guerre d'usure, un bataillon de près de 400 personnes est parti à l'assaut de la centrale samedi après-midi. Une salve de coups de pieds dans les grilles et ils pénètrent dans l'enceinte. Trente minutes plus tard, les visiteurs sont délogés manu militari par la police. Les ballots de paille qui leur servaient de sièges deviennent des boucliers. Au total, 120 personnes sont arrêtées, quelques-unes légèrement blessées. Aux yeux de la Galloise Kirsty Wright, l'une des organisatrices du blocage, le 4 mai, de la plus grande mine de charbon du Royaume-Uni, la désobéissance civile «a le mérite de l'efficacité. Ce mode d'action crée une fracture, ouvre un débat». Assise aux pieds des policiers en attendant d'être conduite dans les fourgons, Bertille, une participante française, relativise. «Cela fait partie du jeu, nous sommes ici en tant que porte-parole des populations les plus impactées par le dérèglement climatique. C'est une responsabilité pour laquelle je suis prête à me faire arrêter.»

«Mon mot à dire»

Les Suédois sont parmi les plus remontés. Vattenfall est propriété intégrale de leur Etat. «En tant que citoyenne suédoise, j'ai mon mot à dire sur ses activités», estime Annie Ringber, membre d'Ende Gëlande. Soucieuse de se désinvestir du charbon, la compagnie a entamé mi-avril la vente de sa branche lignite à l'entreprise tchèque EPH. «Mais le climat se fiche des changements de propriétaires ! raille l'activiste suédoise. Cette transaction ne réduira pas les émissions de gaz à effet de serre.»

Après quarante-huit heures de blocage ininterrompu, la centrale de Vattenfall s'est retrouvée à court de charbon. Dimanche à la mi-journée, elle a cessé sa production d'électricité. «Nous avons d'autres ressources, il n'y aura pas de panne généralisée», rassure Peter Stedt chez l'exploitant. Dorothee Häußermann, activiste d'Ende Gëlande, y voit une leçon pour le repreneur. «On leur dit "si vous achetez la mine et les centrales vous achetez aussi la contestation".»

Une ébullition planétaire  

Australie, Turquie, Philippines… Tout au long du mois de mai, des militants se sont mobilisés pour mettre les Etats face à leurs contradictions.

Puisque nos dirigeants manquent du courage nécessaire pour s'attaquer aux énergies fossiles, les citoyens doivent passer aux actes. Voici, en substance, le mot d'ordre de la «vague mondiale d'actions de masse, déterminées et pacifiques», qui a pris pour cible dans une douzaine de pays depuis début mai les «projets de combustibles fossiles les plus dangereux du monde». Et dont l'action Ende Gelände, en Allemagne (voir ci-contre), se voulait le bouquet final.

Baptisée «Libérons-nous des énergies fossiles» («Break Free»), l'opération est qualifiée de «plus vaste mouvement de désobéissance civile de l'histoire en faveur de l'environnement et du climat», par ses organisateurs, au premier rang desquels figure l'ONG 350.org. Le 3 mai, plus de 300 personnes ont par exemple investi la plus vaste mine de charbon à ciel ouvert du Royaume-Uni, en Galles du Sud, qui a dû suspendre ses activités ce jour-là.

Kayak. Le lendemain, aux Philippines, près de 10 000 manifestants ont convergé vers Batangas City, où la société JG Summit Holdings compte bâtir une centrale à charbon de 600 mégawatts, pour exiger l'annulation de ce projet et des 27 autres prévus dans le pays. Le 8 mai, ils étaient 2 000, dont des centaines en kayak, à bloquer le plus grand port charbonnier du monde à Newcastle, en Australie. Le charbon, l'énergie fossile la plus émettrice de gaz à effet de serre (GES), a également été la cible d'actions en Turquie, Indonésie, Afrique du Sud ou au Brésil. Mais le pétrole et le gaz ont aussi eu droit à leurs lots de protestations. En particulier les plus controversés, qu'ils soient issus des sables bitumineux (actions au Canada et aux Etats-Unis), obtenus au moyen de la fracturation hydraulique qui sert à exploiter les gaz et pétroles de schiste (Brésil ou Etats-Unis), proviennent de forages en mer (Nigeria et Etats-Unis) ou menacent les parcs nationaux (Equateur).

A chaque fois, l'idée était la même : «Maintenir la pression pour contraindre l'industrie fossile, ainsi que les gouvernements locaux et nationaux, à mettre en œuvre les politiques et les nouveaux investissements nécessaires pour nous libérer complètement des énergies fossiles et accélérer une transition juste vers une le 100 % renouvelable», expliquent les organisateurs. Pourquoi vouloir à ce point s'attaquer aux énergies fossiles ? Parce qu'elles sont la première cause du changement climatique : elles représentent plus de 80 % des émissions mondiales de CO2 et 65 % pour tous les GES. Résultat, pour espérer contenir le réchauffement «bien en deçà de 2 °C», et «poursuivre les efforts» pour le limiter à 1,5 °C par rapport à l'ère préindustrielle, comme le prévoit l'accord de Paris sur le climat de décembre 2015, il faudra laisser dans le sol plus de 80 % des réserves de fossiles. Ce ne sont pas les ONG qui le disent, mais les scientifiques du Giec, l'Agence internationale de l'énergie ou encore un article publié dans Nature en janvier 2015 ayant fait date. Or l'accord de Paris, adopté à l'issue de la COP 21, ne mentionne pas une seule fois les mots «énergies fossiles». Idem pour «pétrole» ou «charbon». Comme si les Etats avaient voulu trouver un remède à une maladie en ignorant son origine.

Faillite. Certes, la consommation mondiale de charbon baisse depuis 2014 et l'industrie subit de sérieux revers, comme l'illustre la faillite, en avril, du premier producteur américain, Peabody. Et le mouvement de désinvestissement lancé par 350.org prend de l'ampleur, qui avait déjà poussé fin 2015 des fonds d'investissement à retirer plus de 50 milliards de dollars des entreprises «toxiques». Mais l'urgence se précise. L'année 2015 a été de loin la plus chaude depuis le début des mesures, en 1880, brisant le précédent record de 2014. Et 2016 risque de le pulvériser à nouveau : les trois premiers mois de l'année ont chacun été, de très loin, les plus chauds jamais enregistrés, avec des températures qui frisent déjà la ligne rouge des +1,5 °C. Laissant les scientifiques, d'habitude si réservés, «choqués» et «très inquiets». Pendant ce temps, les coraux meurent à un rythme ahurissant, des îles du Pacifique sont englouties et les incendies ravagent même, ironie du sort, Fort McMurray, la ville-champignon symbole de la démesure des sables bitumineux canadiens.