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Libération
Reportage

Ouganda «Personne ne parle du VIH, sinon il n’y aurait plus de business»

Dans la région des lacs, dans le sud-ouest du pays, le sida touche massivement la population de pêcheurs, dont le mode de vie facilite l’expansion du virus.
Retour de pêche sur le lac Edouard en mars. (Photo Guillaume Binet. MYOP)
publié le 17 mai 2016 à 19h41

Quand les pêcheurs de Katwe, en Ouganda, reviennent d'une nuit de travail, ils sont suivis par des garçons qui démêlent leurs filets, des femmes qui négocient leur poisson, des commerçants qui l'emportent loin dans les montagnes. Une des deux halles du port s'anime. Entre les deux, une étendue d'herbe est tapissée de petits sacs plastiques vides marqués Waragi, le gin ougandais, que des hommes à l'air exténué suçotent toute la journée. Deux affiches de l'Agence américaine pour le développement international sont accrochées sur la deuxième halle. «Je suis circoncis et j'utilise des préservatifs. C'est ma solution contre le sida», dit un homme sur la première. Sur l'autre, c'est une femme : «Je suis fidèle à mon mari. C'est ma solution contre le sida», répète-t-elle. Comme lui, elle parle anglais, a de jolis vêtements et un grand sourire.

Coincée entre la frontière avec la république démocratique du Congo et le parc national de Queen Elisabeth, entre le lac Edouard et les monts Ruwenzori, Katwe ressemble à une île. Personne ne sait vraiment combien d’habitants compte cet ensemble de villages aux maisons délabrées et aux ruelles poussiéreuses où passent peu de voitures. Le centre de santé local dit 20 000 personnes. Une moitié vit du poisson et l’autre du sel, extrait d’un lac situé en contrebas d’une colline, parfois des deux selon la saison.

A Katwe, on a de nombreux problèmes. On parle de la saison sèche, la pire car le poisson s’enfonce dans les profondeurs du lac, des pluies trop fortes pour le sel, des crocodiles et des hippopotames qui attaquent les bateaux, des voleurs de filets qui les revendent au Congo, des frais scolaires trop élevés… Et puis, il y a le VIH.

D'après le centre de santé, 912 personnes sur environ 4 000 testées, soit 22 %, vivent avec le virus. Un taux supérieur a même été découvert par les équipes de Médecins sans frontières (MSF) sur une centaine de prélèvements. En janvier, l'ONG a lancé une mission de dépistage dans treize villages du lac Edouard, du lac George et du canal qui les relie, «en suivant l'exemple du village de Kasensero», explique l'une des coordinatrices du projet, qui doit durer quatre ans. Situé au bord du lac Victoria, ce village de pêcheurs est connu pour le premier cas de VIH authentifié en 1982 et pour ses 40 % de prévalence (nombre de personnes vivant avec le VIH, qu'elles soient diagnostiquées ou non).

Boule de khat

A Katwe, le VIH côtoie la tuberculose, le paludisme, le diabète, des blessures du sel et les douleurs de la pêche. «Deux désastres ont marqué la région : la guerre et le sida, insiste néanmoins un creuseur de sel âgé de 50 ans. Avant, Katwe était une grande ville, mais beaucoup d'habitants sont morts de l'épidémie.»

Partout ici, on laisse encore entendre que le principal problème du village est aussi son unique atout : ses pêcheurs, 400 environ, qui se traînent une mauvaise réputation. «Les enfants sont très influencés par le business de la pêche, commente une enseignante en lavant du linge dans le lac. Ils veulent avoir de l'argent rapidement et les parents ne les poussent pas à aller à l'école. Si tu ne travailles pas à la mine de sel, le poisson est la seule occasion de faire de l'argent.» «Auparavant dans l'armée, on disait "wine, women and war" ["le vin, les femmes et la guerre", ndlr]. Chez nous, c'est devenu "wine, women and water [l'eau]", se désole Bill-Léonard Wasswa, président de la coopérative des pêcheurs. Le VIH, c'est une partie de nos vies.» Trois jeunes filles qui passent devant le marché rigolent : «Ici, il n'y a que des pêcheurs, on ne veut pas se marier avec eux. Quand ils reviennent de la pêche, ils nous disent qu'ils ont de l'argent et nous parlent d'amour.»

Assis à l'ombre de la halle déserte, une boule de khat dans une joue et un chewing-gum à la fraise dans l'autre, un homme attend de partir sur le lac, comme quatre nuits par semaine, sur une barque louée avec un autre pêcheur. Allan, 36 ans, a commencé à pêcher à l'adolescence, «parce que mes parents ne pouvaient plus payer les frais scolaires». Le khat, cette herbe euphorisante venue de la corne de l'Afrique, permet de rester éveillé toute la nuit. De quoi rapporter deux ou trois poissons-chats, un ou deux tilapias. Sans jamais dépasser, c'est juré, la frontière congolaise. Le bateau et les cigarettes payées, il reste aux deux hommes 1 000 shillings (vingt-six centimes d'euros environ) à se partager. «Plusieurs nuits par semaine, il n'y a pas d'homme à la maison, explique ce père de huit enfants. Alors nos épouses prennent un autre homme et les maris vont voir d'autres femmes.»

Rogers, un pêcheur vêtu d'un maillot de foot, veut bien parler de la maladie une fois à l'écart. «C'est le désir, la cause de tout ça, dit-il d'un air grave. Beaucoup d'entre nous sont contaminés. Les gens qui viennent ici le savent. Nous menons une vie différente des autres, car nous avons un peu d'argent chaque jour. Et l'argent est la meilleure arme pour séduire.» Il y a quatre ans, Rogers a quitté son épouse et ses cinq enfants pour une autre femme, séropositive mais sans traitement. Un test à l'hôpital le plus proche, à une demi-heure de route de Katwe, a révélé que lui aussi était contaminé. Depuis, à 36 ans, il prend des antiviraux malgré ses cinq nuits sur le lac par semaine et une «condom box» a été installée à côté du bureau du chef de village.

Patients en surnombre

En Ouganda, la pandémie s'est stabilisée depuis plusieurs années mais continue d'être préoccupante : 33 000 personnes sont mortes du VIH en 2014 selon les Nations unies. «Il y a un bon système de santé, mais pas assez de traitements, remarque un médecin de l'équipe de MSF. Il est aussi difficile de savoir où se trouvent les malades s'ils ne viennent pas d'eux-mêmes. L'idée est de multiplier les tests puis de suivre les patients.» La campagne de «testing» a lieu en porte-à-porte, les équipes de MSF se dispersant dans chaque village, les prises de sang se déroulant dans la rue, le résultat arrivant quinze minutes plus tard.

Katunguru, village situé sur le fleuve, est l'une de ces enclaves ciblées par MSF et qui, contrairement à Katwe, n'a pas de centre de santé traitant le VIH. Des pêcheurs des autres ports s'aventurent jusqu'ici malgré la délimitation des zones autorisées, «puis ils transmettent les maladies», dénonce un villageois. Le centre de santé a un seul lit, des WC abandonnés, pas assez de médicaments et des patients en surnombre, se désole son directeur. «Il y a plus de pêcheurs que de bateaux, alors c'est la compétition ! s'exclame un homme touché par le virus. Même si tu es malade, tu travailles jusqu'à la mort. Tu ressens la maladie, mais tu continues. Il n'y a rien d'autre à faire ici si tu veux survivre.» A côté de lui, une femme ajoute : «Avant, les gens croyaient qu'ils avaient été ensorcelés. Maintenant tout le monde connaît le VIH. Mais personne ne le dit, sinon il n'y aurait plus de business. Ni pour les hommes qui veulent des filles, ni pour les filles qui veulent de l'argent. Quand les malades vont mieux grâce aux antiviraux, ils pensent que c'est terminé. On apprend que quelqu'un est malade seulement quand on le voit alité.»

Un groupe de jeunes attend le départ à l'autre bout de la rangée de barques. Ils sont tous pêcheurs et disent avoir couché avec cinq ou six «filles» dans l'année. «On n'a pas d'ordinateur ni de terrain de football pour s'occuper après la pêche. Alors il reste le sexe», dit l'un. Un autre : «Pour se marier ici, il faut l'accord de la famille et une dot, donc de l'argent. Si tu ne peux pas avoir de femme, tu peux avoir des copines.» Et un troisième : «A partir du moment où tu as couché avec elle, cela devient ta femme. Nous pouvons avoir la même à plusieurs. On a peur de faire le test.» Ils donnent 5 000 shillings (1,3 euro) ou échangent du sexe contre du poisson ; parfois ils paient une robe.

Gorgées de Waragi

A Katwe, une dizaine de barques en bois partent en direction de la frontière. Chacune a deux hommes à son bord, maniant un moteur ou une pagaie. Le centre-ville s'anime quelques heures plus tard. De jeunes gens silencieux remplissent un bar où une télévision hurle la musique d'un clip, tandis que trois jeunes femmes alternent la danse et les gorgées de Waragi. Des «mamans» regardent. Un des jeunes glisse un billet à une des filles et ils disparaissent derrière la salle. Le soleil est déjà haut quand les bateaux reviennent, pendant que des enfants puisent de l'eau au bord du lac. Un homme debout sur le rivage tient un registre. Chaque fisherman donne 500 shillings de sa pêche à la coopérative des pêcheurs, «pour empêcher qu'ils boivent tout leur poisson», dit l'homme.

En haut du port, une dizaine de personnes sont réunies dans une maison transformée en église pentecôtiste. On y a percé une nef, installé des chaises en plastique et tagué des louanges au Christ. Une vieille femme prie en hurlant : «Je remercie Dieu d'être en vie malgré la maladie !» Son petit-fils est atteint de la maladie, les parents en sont morts. Puis, citant plus ou moins le Livre de Job : «Nous vivons dans la pauvreté, mais nous restons debout.»