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Opposition

En Egypte, la fronde contre le président Al-Sissi s'étend aux journalistes

La contestation monte au sein de la société égyptienne, et même dans les médias, peu critiques envers le régime jusqu'ici.
Des centaines de journalistes manifestent devant leur syndicat, où la police est venue arrêter deux de leurs confrères le 4 mai. (Photo Mohamed El-Shahed. AFP)
publié le 18 mai 2016 à 14h23

Ses marches et ses salles de conférences étaient considérées comme le dernier bastion de la liberté d'expression au Caire. Début mai, l'invasion par la police du bâtiment du Syndicat des journalistes pour arrêter deux rédacteurs d'un média d'opposition en ligne, Yanair.net, a choqué toute la profession. Réunie dans la foulée, une assemblée générale de plusieurs milliers de personnes est allée jusqu'à exiger la démission du ministre de l'Intérieur et des excuses de la part du président de la République. Un geste de défi inédit dans l'Egypte du maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Longtemps traité en héros pour avoir renversé, en 2013, Mohamed Morsi, le président issu des Frères musulmans, le chef de l'Etat semble désormais perdre une partie de ses soutiens parmi les journalistes, les hommes d'affaires, les classes populaires et même les nationalistes purs et durs.

Devoir patriotique

Jeudi 12 mai, une courte manifestation s'est tenue sur les marches du syndicat, aux cris de «le journalisme n'est pas du terrorisme». Des membres d'autres organisations professionnelles ont rejoint les médias. Notamment des médecins, qui avaient déjà mené une manifestation d'ampleur en février pour dénoncer l'agression de deux de leurs collègues par des policiers. Des avocats aussi, témoins privilégiés de la répression : «Mais il ne s'agit pas que de nous : les marches de ce syndicat étaient le seul lieu où de petites manifestations étaient encore tolérées», explique Wael Ahmed Rabie, un avocat égyptien de 39 ans.

Des pressions de la part des autorités ont déjà conduit les journalistes à repousser leur ultimatum sur la démission du ministre de l'Intérieur et les excuses de Sissi : ils pourraient désormais voter la grève de toute la profession si leurs revendications ne sont pas satisfaites avant ce mercredi. La menace n'est pas anodine. Dans les médias aussi bien gouvernementaux que privés, certains rédacteurs en chef justifient habituellement eux-mêmes la limitation de leur liberté par le devoir patriotique de soutien au gouvernement face aux «graves menaces» (terrorisme, économie en chute libre) qui pèsent sur le pays. Mais la réunion des journalistes pro-pouvoir, il y a quelques jours, n'a rassemblé que quelques centaines de personnes, et la nouvelle assemblée générale de ce mercredi s'annonce houleuse.

«Menace sur la concorde nationale»

En Egypte, contredire le discours officiel (sur les manifestations, la répression policière, les attaques terroristes ou la lutte contre les groupes armés du Nord-Sinaï) fait courir le risque d’être attaqué pour diffamation, voire pour «menace sur la concorde nationale». Ces derniers mois, plusieurs journaux ont été bloqués dans les imprimeries jusqu’à ce qu’un article jugé tendancieux par les autorités soit retiré, et des dizaines de journalistes ont été placées en détention. Ceux arrêtés la semaine dernière, Amr Badr et Mahmoud El Saqqa, avaient, comme beaucoup d’autres, critiqué la récente rétrocession de deux îles à l’Arabie Saoudite. D’après les autorités égyptiennes, ces îles ont toujours été saoudiennes, l’Egypte se contentant de les administrer. Mais pour beaucoup, les îles ont été vendues pour des pétrodollars. Avec cette affaire touchant à la souveraineté nationale, Sissi a pris à rebrousse-poil une partie de ses fidèles, les patriotes fervents.

Le massacre de près de mille personnes sur la place Rabia, au Caire, en août 2013, dans la «dispersion» d'un sit-in de soutien au président islamiste renversé, n'avait ému que les opposants déclarés au régime des militaires. Mais aujourd'hui, même des membres de l'armée ont osé s'exprimer : un général, Abdel Moneim Said, a défendu dans les médias «l'égyptianité» des îles. Plusieurs manifestations ont eu lieu à ce sujet le mois dernier, en dépit d'arrestations préventives à tour de bras. «Ils n'ont pas l'air de Frères musulmans, mais qui sont-ils ?» s'interrogeait il y a quelques semaines un passant en croisant un de ces défilés, rapidement dispersé. La réalité d'une opposition non islamiste peine encore à s'imposer en Egypte.

Au-delà des patriotes, d'autres soutiens de Sissi commencent à lui tourner le dos : certains intellectuels reprochent au maréchal de ne pas faire assez barrage à la pensée islamiste. Ils condamnent notamment le flirt du chef de l'Etat avec un parti salafiste, allié du pouvoir, et les procès pour insulte à la religion ou aux bonnes mœurs. Les milieux économiques, par ailleurs, sont mécontents du marasme financier, du dirigisme et des appels incessants à financer le gouvernement. Les appels aux dons pour le fonds «Vive l'Egypte», créé par Sissi pour lutter contre le chômage, se font notamment de plus en plus insistants. Les patrons rebelles sont menacés de redressements fiscaux, voire de descentes de police nocturnes sous le prétexte de recherches d'armes. C'est ce qui est arrivé l'année dernière à Salah Diab, un riche homme d'affaires dont le journal, Al Masry Al Youm, critiquait les abus policiers.

Lassitude

Encore plus inquiétant pour le Président : une partie des classes populaires commence aussi à le lâcher, par désenchantement économique et par lassitude des brutalités policières. «Beaucoup pensent [à juste titre] que les pratiques de la police [torture, disparition, corruption, exécutions extrajudiciaires] étaient le principal facteur du soulèvement contre Moubarak, rappelle Georges Fahmi, chercheur du Carnegie Middle East Center. L'armée aussi en est consciente.» Cependant, ce mécontentement est encore très sporadique. «La scène politique est tellement verrouillée que les partis politiques sont exsangues. Reste ce que l'on voit en ce moment avec les syndicats [journalistes, médecins, avocats, etc.], à la frontière entre le politique et la société civile», estime Hassan Nafaa, professeur de sciences politiques à l'Université du Caire. La semaine passée, le maréchal Sissi a prononcé un discours très commenté dans les rues du Caire, dans lequel il affirmait à plusieurs reprises ne pas avoir peur. Son insistance, inattendue, a produit l'effet inverse. Et si le maréchal-président commençait à s'inquiéter ?