Elle est la grande malade d'une région en proie au malaise. La Thaïlande de Prayuth Chan-ocha incarne la dérive autoritaire qui s'est emparée de l'Asie du Sud-Est, des Philippines au Cambodge. Le général et Premier ministre autoproclamé trône en chef omnipotent à la tête du «Conseil national pour la paix et l'ordre», dont l'intitulé même renvoie aux pires années d'oppression en Birmanie quand la junte intervenait pour la «restauration de la loi et de l'ordre».
Escadrons de la mort. Il est saisissant de regarder l'évolution de la Thaïlande à la lumière du chemin parcouru par la Birmanie. Au moment où Naypyidaw s'engage sur la voie d'une chaotique mais réelle transition démocratique après les premières élections libres depuis 1990, Bangkok entame un vertigineux retour en arrière (lire ci-contre). En regard, si l'on forçait le trait, la Birmanie passerait presque pour un parangon de démocratie. Le régime civilo-militaire de Thein Sein a remis les clés du pouvoir à la Ligue nationale pour la démocratie de l'opposante historique Aung San Suu Kyi. Et dire qu'il y a une poignée d'années, elle était assignée à résidence et honnie par un clan militaire paranoïaque et prédateur… Mais l'ouverture de 2011 ne s'est faite qu'à moitié. Un quart des sièges au Parlement sont octroyés d'office à des galonnés de la Tatmadaw, la puissante armée birmane. Celle-ci contrôle trois ministères clés, exige une majorité de 75 % de parlementaires pour modifier la Constitution. Surtout, elle se porte en garante de l'ordre et de l'unité du pays où les ethnies et les rébellions exigent autonomie et fédéralisme.
L'ordre, la paix, le respect de la loi sont des valeurs souvent revendiquées dans toute l'Asie du Sud-Est. Il y a certes des élections et des partis politiques, mais ce sont des dirigeants et des régimes semi-démocratiques qui émergent. «On constate une tendance générale vers une certaine démocratie intolérante et semi-autoritaire, analyse David Camroux, professeur associé au Centre d'étude des relations internationales (Ceri). Il y a un sentiment croissant au sein des classes moyennes que la démocratie représentative n'est pas capable d'apporter les biens sociaux auxquels elles aspirent, qu'elle manque de vigueur pour lutter contre la corruption et la criminalité.»
Le besoin d'autorité et la fermeté sont au cœur de la victoire de Rodrigo Duterte à la présidentielle philippine du 9 mai. Le populiste maire de Davao a fait campagne en se targuant d'avoir exterminé 1 700 criminels dans sa ville en ayant recours à des escadrons de la mort. Il propose de rallonger la liste à la tête du pays. Il prône l'application de la peine capitale, demande d'«oublier les droits de l'homme», promet de donner à manger au quart de la population qui vit avec 0,61 dollar par jour (0,53 euro). «L'idée, très occidentale, selon laquelle l'émergence des classes moyennes allait amener une réelle démocratisation n'est pas très pertinente en Asie, poursuit David Camroux. Les habitants se sont vite rendu compte que les élites voulaient des Etats faibles pour faire ce que bon leur semblait et qu'ils étaient les dindons de la farce. Maintenant, ils exigent une bonne gouvernance et des résultats.» C'est sur son bilan de Monsieur Propre anticorruption que Joko Widodo, le président indonésien, a été élu en 2014, se targuant de son bilandans sa ville de Surakarta.
Prédateurs. C'est ce qu'attendent des milliers de Cambodgiens. Au pouvoir depuis 1985 (record de longévité), le Premier ministre, Hun Sen, règne en maître kleptocrate, exigeant de se faire appeler «suprême commandant». Entouré d'un clan de prédateurs des ressources du pays, il a confisqué le pouvoir, harcèle toute contestation et anesthésie les chancelleries. Sam Rainsy, le fort peu véhément patron de l'opposition, est en exil en France pour échapper à une condamnation, et son bras droit fait face à un harcèlement judiciaire pour proxénétisme. Au terme d'une campagne entachée d'irrégularités, le Parti du peuple cambodgien de Hun Sen dit avoir remporté les élections en 2013. Le royaume n'a jamais connu d'alternance.
Tout comme la Malaisie, dirigée par la coalition Barisan Nasional depuis 1957. Son Premier ministre, Najib Razak, est accusé de corruption massive. Il a fait adopter des mesures ultrasécuritaires au nom de la lutte antijihadiste. Et pour s’accrocher au pouvoir.