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Libération
Lèse-majesté

Thaïlande, la résistance entre rire et larmes

Deux ans après le coup d’Etat, le régime s’enfonce dans l’autoritarisme. Seuls quelques opposants tentent, par des initiatives osées ou humoristiques, sévèrement réprimées, de conserver leur liberté d’expression.
Le leader étudiant Sirawit Serithiwat, en février 2015 à Bangkok, lors d'une manifestation. (Photo Wasawat Lukharang. NurPhoto)
publié le 19 mai 2016 à 19h51
(mis à jour le 19 mai 2016 à 19h51)

Ils sont un petit groupe assis à discuter autour de cafés glacés dans la cantine du tribunal pénal de Bangkok. Cinq intrépides qui viennent de lancer un défi symbolique à la junte qui dirige la Thaïlande depuis deux ans et le coup d'Etat de mai 2014 : ils ont intenté un procès contre les généraux au pouvoir pour rébellion contre le système de monarchie constitutionnelle. «Les tribunaux de première instance et la cour d'appel ont rejeté notre recours, reconnaît Anond Nampa, de l'association des avocats pour les droits de l'homme. Il nous reste la Cour suprême.»

Cette démarche peut paraître anodine, mais dans la Thaïlande de Prayuth Chan-ocha, chef de la junte et Premier ministre, elle témoigne de cette résistance opiniâtre que les généraux rétrogrades du Conseil national de la paix et de l'ordre n'ont pas su étouffer malgré une militarisation en règle du pays et une stratégie systématique d'intimidation. «Jamais un régime militaire en Thaïlande n'a dû faire face à la puissance des réseaux sociaux et d'Internet : aujourd'hui, tout le monde peut être journaliste, les généraux sont dépassés par le monde qui les entoure», indique Pansak Srithep, venu lui aussi au tribunal et dont le fils a été tué par les militaires lors des manifestations des Chemises rouges, partisans du changement social et, pour la plupart, de l'ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, renversé en septembre 2006 lors d'un précédent coup d'Etat.

Coup de massue

Dans l'ensemble toutefois, la population réagit peu au piétinement des libertés fondamentales par les militaires. Une partie significative des Thaïlandais, notamment à Bangkok, disent même être satisfaits de voir des hommes en uniformes à la tête du pays. «Je voudrais que Prayuth reste longtemps au pouvoir, confie la tenancière d'un café dans le centre de Bangkok. Au moins, les militaires ont rétabli l'ordre. Il n'y a plus de manifestations de rues et c'est l'essentiel.» Dans la foulée du coup d'Etat, des milliers de Bangkokois avaient pourtant défié Prayuth et ses acolytes en défilant autour du monument de la Victoire et en se réunissant devant les McDonald's du centre-ville, étrangement devenus des points de ralliement antimilitaires. Mais le coup de massue avait été vite asséné. L'arrestation de plusieurs militants clés, notamment Sombat Boonngamanong, qui narguait les généraux en lançant ses mots d'ordre sur Twitter, avait brisé cette première vague de résistance.

«Il a fallu repartir de zéro», lâche un étudiant qui souhaite être identifié par le surnom Champ1984. «Un premier groupe, baptisé le Nouveau Mouvement démocratique, est apparu parmi les étudiants de l'université Thammasat, puis un autre autour du mouvement Dao Din de l'université de Khon Kaen dans le Nord-Est», précise l'étudiant, plusieurs fois arrêté pour avoir lu ostensiblement 1984 de George Orwell dans un lieu public, ce qui est considéré comme un signe inacceptable de défiance par les généraux…

Depuis, une série d'actions ponctuelles à Bangkok et dans les provinces ont placé la junte sur un qui-vive permanent. Fin 2015, des étudiants, menés par Sirawit Serithiwat, ont pris le train pour la station balnéaire de Hua Hin afin d'enquêter sur un projet de parc historique construit par les militaires et entaché de soupçons de malversations financières. Le jour anniversaire du coup d'Etat, dimanche, des universitaires, des étudiants et des représentants de la société civile vont marcher de l'université Thammasat au monument de la Démocratie, dans le quartier historique de Bangkok, pour marquer leur désapprobation envers les généraux putschistes. Pas une semaine ne passe sans qu'une action ne soit lancée par des opposants à la junte. Il est plus difficile d'évaluer la situation dans les provinces, notamment dans le Nord et le Nord-Est, bastions des Chemises rouges. Un ressentiment sourd est perceptible, mais les villageois ont appris à ne pas le manifester ouvertement face à la répression féroce. «Les activistes à Bangkok sont beaucoup mieux traités que ceux des provinces, notamment à Chiang Mai dans le Nord, confie Champ1984. Tout simplement parce que les médias sont basés à Bangkok.» Un des leviers les plus efficaces utilisés par la junte contre ses opposants est la loi de lèse-majesté, qui punit d'une peine de trois à quinze ans de prison ceux qui «menacent, diffament ou insultent le roi, la reine, le successeur et le régent». Selon l'association Internet Dialogue on Legal Reform (Ilaw), au moins 62 personnes ont comparu devant des tribunaux civils ou militaires sous l'accusation de lèse-majesté depuis le coup d'Etat de mai 2014. Les peines sont parfois très lourdes, jusqu'à trente ans de prison pour des commentaires sur une page Facebook.

Chemin tortueux

Face à cette répression, le mouvement antijunte a recouru à une arme qui fait souvent mouche : l'humour. L'avocat Anond Nampa a produit un clip musical hilarant dans le style Mor Lam du Nord-Est (une forme de chant typique), où l'on voit un militaire tentant d'entraîner une jeune femme - incarnant la Thaïlande - sur le chemin tortueux d'un régime non démocratique. «C'est comme avec le comédien Zarganar en Birmanie du temps de la dictature, explique Champ1984. Les militaires thaïlandais réagissent brutalement parce que la moquerie sape leur image et réduit leur autorité.» Et de fait, huit jeunes gens ont été arrêtés début mai pour avoir créé une page Facebook satirique intitulée «We Love Prayuth». Six ont été relâchés et deux sont inculpés de crime de lèse-majesté.

La question cruciale est de savoir combien de temps la junte restera à la tête du pays. Pour l'instant, le départ des généraux est fixé à début 2018 - les quatre ans de dictature seraient alors la plus longue période de régime militaire depuis 1973. Mais même en cas d'élections fin 2017, beaucoup pensent que le retour à la démocratie n'est pas à l'ordre du jour. «Le projet de constitution permet aux militaires de contrôler le gouvernement au travers du Sénat entièrement nommé par la junte, estime Vieng Vachira Buason, directeur d'une maison d'édition d'ouvrages progressistes. Ce sera comme une scène de théâtre, où ceux qui seront en coulisses dirigeront les acteurs.»