Un milliardaire peut-il utiliser les failles de la justice américaine pour détruire un média, même s’il est peu recommandable ? La question agite depuis quelques jours les Etats-Unis, sur fond de guerre ouverte entre le richissime Peter Thiel, figure de la Silicon Valley, et le groupe médiatique Gawker. Les ingrédients du conflit sont croustillants : du sexe, un catcheur infidèle, un vengeur masqué, une montagne de dollars, la démesure de la justice et, au milieu de tout ça, la défense de la liberté de la presse.
Cette guerre, Peter Thiel, cofondateur de PayPal et investisseur précoce dans Facebook, la mène en secret depuis plusieurs années en finançant en sous-main une série de procès contre ce site d’info à sensation. L’affaire par laquelle le scandale est arrivé met en scène le célèbre catcheur américain Hulk Hogan. En 2012, une sextape montrant ses ébats avec l’ex-femme d’un de ses plus proches amis est publiée par Gawker. Marié (et furieux), Hogan porte plainte pour violation de la vie privée. Fin mars, un jury populaire de Floride condamne Gawker à lui verser la somme astronomique de 140 millions de dollars (près de 126 millions d’euros) de dommages et intérêts. Si la sanction devient définitive, elle pourrait signer l’arrêt de mort du petit groupe médiatique, dont le chiffre d’affaires annuel est estimé à 50 millions de dollars environ.
Difficile de trouver des circonstances atténuantes à Gawker. Diffuser la vidéo porno amateur et privée d'un catcheur vieillissant (62 ans) n'a rien de glorieux. Mercredi, pourtant, une révélation a changé la donne, faisant glisser peu à peu cette affaire du terrain de la vie privée vers celui de la liberté de la presse et d'expression. Dans les colonnes du New York Times, Peter Thiel révèle qu'il a payé la défense de Hulk Hogan, à hauteur de dix millions de dollars environ. Dans ce qui ressemble fortement, même s'il s'en défend, à une vendetta personnelle. Depuis fin 2007, l'investisseur américain voue en effet une haine sans limites à Gawker, qu'il accuse de l'avoir «outé» dans un billet. A l'époque, Thiel avait accusé Gawker d'être le «Al-Qaeda de la Silicon Valley». En silence, le milliardaire a ruminé sa colère, préparé sa riposte. Puis mis son plan à exécution, constituant en secret une équipe d'avocats chargés de trouver des victimes potentielles de Gawker dont il pourrait financer la défense. «Il ne s'agit pas tant de vengeance que de dissuasion spécifique», soutient Thiel au New York Times. L'entrepreneur, 48 ans, dit son dégoût des méthodes «terriblement nuisibles» de Gawker, qui consistent selon lui à attirer l'attention en «brutalisant des gens, même lorsque cela ne présente pas d'intérêt pour le public».
En finançant la défense de Hulk Hogan, Peter Thiel a réussi un coup de maître. Mais en révélant son implication, ce libertarien convaincu, soutien affiché de Donald Trump, a suscité un vif débat sur la liberté de la presse. Car si Gawker a vu le jour comme un site de ragots irrévérencieux, le groupe a évolué. Fort d'environ 300 employés, il aborde des sujets politiques, sociaux, et compte plusieurs sites, dont le sportif Deadspin, le féministe Jezebel et le technologique Gizmodo. Dans la Silicon Valley, l'affaire divise. «Les journalistes qui font la chasse aux clics doivent recevoir une leçon. Je suis avec #Thiel», a réagi sur Twitter l'investisseur Vinod Khosla. «Merci @peterthiel», a écrit Jessica Livingston, cofondatrice de l'incubateur de start-up Y Combinator. A l'inverse, et c'est un nouveau rebondissement, le milliardaire franco-américain Pierre Omidyar, fondateur d'eBay, a pris la défense de Gawker. Son groupe First Look Media, dont font partie les journalistes Glenn Greenwald et Laura Poitras, proches d'Edward Snowden, pourrait se joindre à la procédure judiciaire en appel pour apporter un soutien (notamment financier) au site d'information. Tout en assurant qu'il n'y avait pas de «contentieux» entre Peter Thiel et lui, Pierre Omidyar a jugé nécessaire de «protéger la presse, même de mauvais goût». Une improbable bataille des milliardaires est lancée.