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Interview

Georges Vigarello : «On est dans l’horreur mais aussi dans la prise de conscience de l’horreur»

L’historien Georges Vigarello, auteur d’une «Histoire du viol», revient sur l’évolution des termes, des conceptions et des réponses judiciaires au fil du temps et selon les pays.
Students perform a street play to create awareness on violence against women during a protest ahead of the second anniversary of the deadly gang rape of a 23-year-old physiotherapy student on a bus, in New Delhi, India, Monday, Dec. 15, 2014. The case sparked public outrage and helped make women’s safety a common topic of conversation in a country where rape is often viewed as a woman’s personal shame to bear. (AP Photo/Tsering Topgyal)
publié le 31 mai 2016 à 20h31

Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, l'historien Georges Vigarello s'est spécialisé dans la représentation du corps. Il a publié Histoire du viol, XVIe - XXsiècles (le Seuil, 1998). Pour lui, le viol est d'abord affaire de domination.

Comment expliquez-vous la recrudescence des viols dans des pays comme le Brésil et l’Inde ?

Il faut bien prendre en compte la situation socio-économique. Ce sont des pays émergents, avec une petite bourgeoisie qui se crée, des femmes qui commencent à exister dans l’espace public et donc qui commencent à dire non. Mais des pays aussi où il reste des conservatoires de la virilité. Du coup, des comportements de domination qui étaient tolérés ne le sont plus. Tous ces viols collectifs dont on entend parler, ce sont des situations atroces, intolérables, mais, en même temps, le fait d’en entendre parler révèle une prise de conscience. Cela apparaît comme horrible aux Indiens et aux Brésiliens eux-mêmes, femmes ou hommes, ce qui est plutôt une bonne évolution. On est dans l’horreur mais aussi dans la prise de conscience de l’horreur.

Depuis quand utilise-t-on le mot «viol» en France ?

Le vrai mot utilisé sous l’Ancien Régime, c’est le mot «rapt». Il renvoie à cette idée que lorsque vous agressez une femme, vous atteignez son tuteur. Et c’est bien sûr plus grave si elle vient de la bourgeoisie ou de la noblesse. Les serveuses d’auberge sont plutôt considérées comme des prostituées ; si elles se plaignent, elles ne s’en sortent pas.

Jusqu’à la Révolution française, on faisait la différence entre «rapt de séduction» et «rapt de violence». Le «rapt de séduction», c’est lorsqu’un homme parvient à convaincre une jeune fille de le suivre sans même qu’il y ait consommation sexuelle. Le «rapt de violence», c’est ce qui correspond au viol, c’est prendre une femme avec violence. Ce qui est intéressant, c’est que certains juges n’hésiteront pas à dire qu’un rapt de séduction est plus grave qu’un rapt de violence car il capte l’âme d’une femme et la soustrait à son tuteur. C’est en 1791 que le mot «rapt» va être remplacé par le mot «viol», la personne est alors considérée comme autonome.

C'est très intéressant de suivre au fil des siècles ou des années la façon dont on dénomme les choses. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on a inventé la notion d'abus d'ascendance, ou de pouvoir. C'est le maître qui exerce un pouvoir sur sa domestique ou son ouvrière et crée un marchandage. Des condamnations ont été prononcées dès 1860. Autre nouveauté du XIXe, la notion d'attentat aux mœurs avec violences, sans qu'il y ait forcément pénétration sexuelle. Du coup, des instituteurs ou des curés - des professions proches des enfants - étaient accusés mais innocentés car les juges parvenaient à démontrer qu'ils avaient eu sur des enfants des actes immoraux mais pas violents. On a donc créé dans la loi de 1832 un nouveau type de crime : l'attentat à la pudeur sans violence commis sur un enfant de moins de 11 ans. On commence alors à désigner des violences qui ne sont pas des violences physiques mais qui n'en sont pas moins gravissimes. Plus récemment, le seul fait qu'une femme puisse dire non a commencé à être pris en compte au tribunal dans les années 70. Quant au mot harcèlement, il entre dans le code pénal en 1992.

Cela a été un travail de longue haleine…

Oui, pendant très longtemps, le mari a tout pouvoir, sur la femme et aussi sur les enfants. Je raconte dans mon livre cette anecdote qui en témoigne : André Gide a été juré à Rouen en 1911 et 1912. Il voit une situation où des parents ont attaqué un homme pour viol sur une enfant de 10 ans. Celle-ci est soumise aux questions des juges dans l'enceinte du tribunal, en public. Et Gide s'exclame alors : «Mais c'est peut-être elle qui a séduit !» On voit bien l'indéniable progrès réalisé, mais aussi l'indéniable résistance. On peut évoquer aussi le procès d'Aix en 1978, où Gisèle Halimi parvient à déclencher l'idée que ce ne sont pas les accusés qui sont au premier plan mais la société du viol.

La dénonciation du viol est aujourd’hui plus affirmée, non ?

Oui, même s’il ne faut pas oublier que, y compris dans nos sociétés, seuls 10 % des viols sont déclarés et portés devant les tribunaux. Cette situation ne peut s’expliquer que par l’existence d’une domination de l’un sur l’autre (homme sur femme, mais pas seulement). On vit dans des sociétés où l’égalité est plus ou moins idéalisée et en même temps non réalisée. On peut juger de l’évolution de cette prise de conscience en fonction du nombre de déclarations par pays. Aux Etats-Unis, une femme se déclare victime d’un viol toutes les 25 secondes, en France toutes les 7 minutes et en Inde toutes les 20 minutes !

L’affaire DSK a-t-elle participé à cette prise de conscience en France ?

Certainement. Même si, dans l’affaire du Carlton, ses acteurs s’en sont tirés en disant qu’ils s’écartaient de la morale, mais pas du droit. On voit qu’il y a encore une forme de tolérance discutable.

Les réseaux sociaux ont-ils changé la donne ?

Considérablement. On a vu, au Brésil comme en Inde, que, grâce aux réseaux sociaux, la diffusion de l’information est plus rapide et plus étendue. En même temps, ça peut jouer un rôle négatif en augmentant l’intensité du moment. Une manière, pour les acteurs, de dire : regardez à quel point nous sommes puissants et vos protestations inutiles. Les réseaux sociaux peuvent clairement jouer contre la victime.

Faut-il parler de culture du viol comme certains l’ont fait au Brésil ?

Pas sûr. Il faut mettre fin à la culture de la domination, c’est là qu’est le vrai problème. Comment arriver à penser des sociétés où il existerait des procédures de décision sans procédures de domination ? Il n’y a aucune raison pour que la compétence s’exerce sous forme de domination. La domination est un processus qui animalise et qui interdit de voir l’autre comme une personne.