«No pasaran, machistas, fascistas» («les machistes et les fascistes ne passeront pas»). Dénonçant la suppression du ministère de la Politique pour les femmes, le slogan claque dans la nuit de São Paulo, repris à l'envi par une foule, certes bon enfant, mais qui n'en clame pas moins son ras-le-bol, au beau milieu d'un carrefour bloqué par les forces de police. En ce jeudi soir, l'attroupement de badauds encourage une quinzaine de Femen qui, conformément à l'usage protestataire, finissent par enlever le haut sous les vivats.
Le happening se déroule devant un restaurant-cabaret où doit se produire, quelques instants plus tard, Demônios da Garoa : parfait contre-exemple de la mobilisation culturelle observable dans la plus grande ville du Brésil (et deuxième d’Amérique latine), cet ensemble vocal de samba fondé en 1940 perpétue la tradition, comme imperméable à l’air du temps, pourtant si perturbé alentour. Attablé dans l’assistance, on reconnaît le maire (et ex-ministre de l’Education sous Lula, puis sous Dilma Rousseff), Fernando Haddad, venu souffler, au cœur du plus grand pataquès économico-politico-institutionnel que connaît son pays depuis plusieurs décennies (1).
«Le Brésil va mal. Mais, toute médaille possédant deux côtés, il bouge», s'enthousiasme Martha Kiss Perrone, comédienne, metteure en scène et scénariste - elle a cosigné le scénario du film Olmo et la Mouette, en salles en France le 31 août. Elle situe le déclic en 2013, «lorsque des jeunes des banlieues déshéritées ont manifesté contre l'augmentation du prix du bus». Un mouvement qui en a appelé un autre avec, fin 2015, l'initiative d'étudiants qui, protestant contre la médiocrité du système scolaire, ont réquisitionné des établissements dans tout le pays pour fonctionner en autogestion avec l'appui d'enseignants. Occupations de lycées, manifestations, prises de parole : tout est bon, estime la jeune femme, pour «éveiller un esprit de lutte longtemps étouffé par la dictature [de 1964 à 1985, ndlr]. Une génération est en train de prendre politiquement possession de la rue et, dans un pays où la violence, le racisme et la corruption prospèrent, ces enfants des années Lula comprennent qu'ils ont des droits et entendent le faire savoir». Comme ils le peuvent : face aux médias dominants, communément accusés d'être à la solde des élites, Martha Kiss Perrone, qui prépare un documentaire autour de ces ados en ébullition, oppose «l'impact des réseaux sociaux». Facebook en tête, dont le Brésil représenterait la deuxième plus grande colonie au monde…
Fracture
Ainsi, si mutation sociétale il y a, le contexte ne fait que l'exacerber. Le 12 mai a été validée une procédure d'impeachment («destitution») contre l'impopulaire présidente, Dilma Rousseff : un vote des députés et des sénateurs l'a éloignée du pouvoir pour une durée de six mois, le temps d'être jugée. Le prétexte était un maquillage des comptes de l'Etat en 2014, mais le scandale Petrobras a pesé lourd. Cette affaire, révélée en mars 2014, touche à la fois l'entreprise pétrolière gérée par l'Etat et de grandes firmes du BTP accusées d'avoir reversé des pots-de-vin aux partis de la coalition gouvernementale de centre gauche, après s'être partagé des marchés (surfacturés). Des financements occultes qui auraient servi à la campagne électorale du Parti des travailleurs (PT) et de son principal allié au gouvernement, le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, centre).
Tombant de Charybde en Scylla, le Brésil s’enfonce maintenant dans la tourmente après la nomination à la tête du pays, par intérim, du septuagénaire - et très libéral - Michel Temer. Censé apaiser les esprits, l’ex-vice-président de Dilma Rousseff cristallise au contraire un mélange d’exaspération et d’inquiétude exacerbées par un gouvernement presque 100 % blanc et masculin, composé de vieux briscards à la probité sujette à caution.
Focaliser la colère sur l'actuelle «chienlit» serait trop simple, nuance toutefois le saxophoniste ténor du groupe Bixiga 70, Cuca Ferreira, pour qui «le pays paie un demi-millénaire d'histoire chaotique». «Mais pour s'en tenir au récent passé, analyse le musicien engagé sur le front social, malgré les mesures prises par Lula en faveur des plus pauvres, la situation générale a empiré depuis dix ou quinze ans. Quant aux élections de 2014, elles n'ont fait que révéler de manière criante un pays fracturé en deux, avec un débat politique désastreux qui a accentué la dégradation du Brésil. Et que dire de la mascarade procédurière qui a abouti à la destitution, certes pas illégale stricto sensu, mais illégitime, de Dilma Rousseff ?»
Tropicalisme
Comme l'ensemble de la sphère artistico-intellectuelle, Cuca Ferreira parle de «coup d'Etat» («golpe»), mais ne dédouane aucun élu. Il veille juste, lui aussi, à extraire du marigot une jeunesse enfin réactive. «Pour la première fois de notre vie, on découvre qu'il n'existe aucun scénario de sortie plausible !»
Marchant au bord du précipice après deux années consécutives de croissance négative et un taux de chômage supérieur à 10 %, Michel Temer a en outre commencé par envoyer divers signaux alarmants. Telle la disparition du ministère de la Culture, dont les affaires allaient être placées sous la tutelle de celui de l’Education. Au Brésil, les cordons de la bourse culturelle sont en réalité détenus par le Service social du commerce (SESC), un opérateur privé qui prélève et gère une taxe parafiscale obligatoire de 1,5 % sur la masse salariale des entreprises du secteur tertiaire.
Mais symboliquement, l’annonce de la suppression d’un portefeuille créé à la fin de la dictature militaire par l’ancien président José Sarney, écrivain et académicien, et confié de 2003 à 2008 à une légende de la musique populaire, Gilberto Gil, a secoué les esprits. Au point que, le 21 mai, Michel Temer annonçait le rétablissement dudit ministère… sans parvenir pour autant à éteindre le début d’incendie. Après que des artistes phares, comme le chanteur Caetano Veloso, sont montés au créneau, c’est en effet tout le secteur culturel qui s’embrase. Et rallume la flamme contestataire jadis portée par le tropicalisme, cet âge d’or musical apparu au lendemain du coup d’Etat de 1964, et incarné par des noms aussi illustres que Gilberto Gil, Jorge Ben, Chico Buarque, Milton Nascimento, etc.
Les 21 et 22 mai, la mairie de São Paulo organisait ainsi la Virada Cultural, une sorte de Fête de la musique upgradée où, deux jours et deux nuits durant, des groupes et des artistes de renommée nationale jouent gratuitement sur une douzaine de scènes disséminées dans le centre (un secteur plutôt infréquentable en dehors des heures de bureau). Moment de détente, la Virada a revêtu aussi une tournure très politique, à mesure que les musiciens, comme le nombreux public présent, multipliaient les invectives contre le gouvernement. Des récriminations résumées (oralement ou par écrit, sur des affichettes brandies) en deux formules : «Fora Temer» («casse-toi, Temer»), ou «Temer Jamais» («Temer jamais», le nom du président se prêtant aussi à une opportune alternative en VO : Jamais peur). Engagé sur le front du refus, le percutant groupe d'afrobeat Bixiga 70 (programmé cet été en France à Vic-Fezensac, dans le Gers, et au festival Jazz à Vienne, en Isère) ajoute même une touche perso en projetant pendant son show un extrait des Temps modernes où Charlot défile en tête de cortège dans une manif.
«Nuit debout»
Or, de la bien nommée la praça da República («place de la République»), où joue le groupe de Cuca Ferreira, à la Funarte, il n'y a que quelques pas : vitrine du ministère de la Culture, cette fondation dédiée aux artistes (salles de spectacle, de répétition, bureaux…) est, comme la vingtaine d'autres que compte le pays, occupée depuis le 17 mai par des centaines de personnes. Ce qui lui confère un aspect très «Nuit debout» : tandis que les fumeurs de crack sont adossés à l'arrière du bâtiment, à l'intérieur, on y débat en cercle de l'avenir du pays. Ou on y improvise une représentation de cavalo marinho, un rythme traditionnel de la région du Nordeste.
Une notable autodiscipline règne dans les espaces réquisitionnés : les aphorismes pour un monde meilleur («avoir du capital ne sert à rien, ce qui enrichit le peuple, c'est la valeur culturelle») ne sont pas tagués sur les murs mais scotchés sur des feuilles. Et le matériel informatique a été mis sous scellés pour éviter les vols. Entre dortoirs, cuisine et cellier improvisés, l'entraide prévaut, alors que Cibele Forjaz, directrice de compagnie, résume une action partie selon elle du théâtre : «Certes, le ministère de la Culture a été rétabli. Mais cela ne modifie en rien notre revendication première, qui est le départ de Michel Temer, arrivé à la tête du Brésil par le biais d'un coup d'Etat.»
Citadine et éduquée, la fronde, d'après la coordinatrice, «gagne du terrain». Jusqu'à infuser la colère dans une population brésilienne dont on dit que les classes moyennes, lassées par l'action du Parti des travailleurs en faveur des plus pauvres, ont savonné la planche à Dilma Rousseff ? «Il ne faut pas trop s'emballer non plus, tempère le chanteur Maurício Pereira, un des deux membres du groupe sarcastique Os Mulheres Negras (2), passé par la Funarte occupée : «Une écrasante majorité du pays, et pas seulement rurale, ignore jusqu'au sens du terme "coup d'Etat", relève le quinquagénaire. La seule certitude, en revanche , c'est que le Brésil vit une situation inédite dont on ignore l'issue, entre tel député de droite exprimant publiquement une certaine nostalgie de la dictature et l'essor d'une jeune génération à la fois désireuse de s'impliquer dans le débat public et déconnectée de tous les partis… Auxquels plus personne ne croit.»
(1) Il n'a pas souhaité répondre à nos questions.
(2) Un des huit noms programmés (avec Criolo, Bixiga 70, Metà Metà…) le 4 septembre, en ouverture du Festival d'Ile-de-France, dans le domaine de Villarceaux (Chaussy, Val-d'Oise).