La présence de dizaines de milliers de civils dans les places fortes de l'Etat islamique attaquées ces derniers jours ralentit les opérations militaires en Irak comme en Syrie. Pris comme boucliers humains par les jihadistes, les habitants sont interdits de quitter leur territoire. Certains ont réussi à fuir ces derniers jours au péril de leur vie. Ils témoignent de l'invivable. A Fallouja, la faim menace davantage que la guerre, si l'on en croit les rescapés du camp de réfugiés d'Ameriyat al-Fallouja, installé à 20 km au sud de la ville et qui accueille 18 000 réfugiés. «Mako… mako…» («y a pas» en dialecte irakien), répète ainsi au téléphone Karima Qasim. «Ni nourriture, ni habits, rien… Cela fait des années que nous ne mangeons que des dattes pourries. Il n'y a plus rien dans Fallouja !»
La mère de famille a fait plusieurs étapes à pied avec ses trois enfants de 8, 7 et 4 ans, avant d'arriver dans le camp. «On attendait la nuit, puis on avançait de ruelle en ruelle pour ne pas être vus par les hommes de Daech, qui tirent sur ceux qu'ils voient fuir. La journée, on restait cachés dans les maisons, puis on reprenait la route le soir.» Plutôt que son enfer d'hier, Karima veut raconter son soulagement d'aujourd'hui : «Ici, nous avons enfin à manger et les enfants sont chaussés. Ça faisait longtemps qu'ils marchaient pieds nus.» Elle s'inquiète pour tous ceux restés à Fallouja, autour de 90 000, selon l'ONU. Retenus par l'Etat islamique dans la ville, certains craignent aussi les exactions des milices chiites qui participent à l'attaque de Fallouja. Karima l'assure : «Ils sont tous contre nous. Personne ne tient compte des civils et tous s'attaquent à eux.»
«Raids aériens»
Dans la localité syrienne de Manbij, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est d'Alep, les jihadistes de l'EI qui bloquaient toutes les sorties de la ville depuis quinze jours ont adopté une autre stratégie. «Dans la nuit de lundi à mardi, à l'heure du souhour [le repas précédant le jeûne, ndlr], ils ont autorisé les gens à quitter la ville pour se protéger des raids aériens. Mais à condition de partir uniquement vers d'autres localités contrôlées par Daech», raconte Najib. Ce père de cinq enfants a réussi à rejoindre la ville d'Al-Bab, elle aussi contrôlée par l'Etat islamique, à mi-chemin entre Alep et Manbij. «On s'est retrouvés mardi matin à la sortie à l'ouest de la ville avec des milliers de familles, raconte-t-il par téléphone. Les jours précédents, on sentait les dangers approcher, mais c'était plutôt calme à l'intérieur de la ville.» L'Etat islamique avait imposé un black-out. «Les télévisions ne marchaient plus puisque les paraboles ont été interdites juste avant le ramadan. Les liaisons internet et les réseaux téléphoniques ont été coupés.» C'est en arrivant à Al-Bab qu'il a appris que Manbij était attaqué par les forces kurdes de trois côtés. «J'étais vraiment étonné, dit Nabil, les hommes de Daech n'avaient pas l'air de se préparer militairement à défendre Manbij.»
Intermédiaires
Nul relâchement à Raqqa en revanche, où l'EI a imposé depuis plusieurs mois des mesures draconiennes en prévision d'une attaque de son bastion syrien. Malgré l'interdiction de sortir de la ville, certains habitants parviennent à déjouer les contrôles et à acheter des intermédiaires pour partir. Oum Majed a ainsi réussi à rejoindre Killis, dans le sud de la Turquie, avec sa fille après un long, coûteux et périlleux périple. «La vie était devenue insoutenable, les bombardements aériens incessants, comme les exactions des gens de Daech», dit la quadragénaire. L'élément déclencheur de son départ ? «L'exécution du fils de ma cousine, accusé d'être un agent de la coalition. Il avait 16 ans.»
Oum Majed a payé 500 000 livres (800 euros) au passeur pour les conduire de Raqqa jusqu'à Azaz, à la frontière syro-turque, au nord d'Alep. «Il m'a donné la carte d'identité de sa femme pour justifier qu'il m'accompagne. Il a prétendu devant les hommes qui tiennent le barrage que nous allions voir de la famille à Al-Bab.» Les cinq derniers kilomètres avant Azaz se sont faits à pied à travers champs pour éviter les contrôles. Puis, «après plusieurs tentatives ratées et des escroqueries, un passeur a accepté de nous accompagner contre 300 dollars [269 euros] par personne. Nous avons dû nous coucher dans les champs de blé pour ne pas être repérés par les gendarmes turcs, qui tirent sur ceux qui passent la frontière.» Oum Majed et sa fille ont eu de la chance. «J'ai appris hier que certains barrages de l'Armée syrienne libre refoulaient les gens de peur qu'il y ait parmi eux des membres de Daech.»
Oum Bachir, elle, a quitté Raqqa il y a quelques semaines en direction des zones contrôlées par le régime. Elle se trouve maintenant à Hama, chez sa sœur, où on a pu la joindre par Skype. Elle raconte : «J'étais déterminée à ne pas quitter Raqqa, mais la hausse des prix de tous les produits, les taxes nouvelles imposées tous les jours par Daech, ajoutées aux bombardements aériens et à la crainte que les Kurdes envahissent la ville et commettent des exactions, comme ils l'ont fait à Tall Abyad l'an dernier, ont fini par me convaincre.»
«Enrôlés de force»
Elle est partie avec sa belle-fille et sa petite-fille, avec pour seul bagage de l'argent liquide et des papiers d'identité. Le prix de l'exil : 350 dollars par personne. «On a passé une quinzaine de jours dans le désert vers la frontière irakienne, puis jordanienne jusqu'à Soueïda [capitale de la montagne druze en Syrie]. On s'est retrouvées dans un camp de transit à la périphérie de la ville. Les chabihas [sbires du régime syrien] arrêtaient et maltraitaient les hommes. Ils les frappaient devant leur famille en les traitant de Dawaech [membres de Daech].» Elle l'assure : «Il est beaucoup plus difficile pour les hommes de partir. Ils sont soit enrôlés de force par Daech ou arrêtés, ou touchés par les raids aériens.»