Ils sont sur le pont depuis 7 h 30 du matin. Littéralement : c'est comme ça que des militants de l'Ukip (United Kingdom Independence Party), à trois jours du référendum de sortie de l'Union européenne, font campagne. Bravant la pluie, juchés sur un pont piéton qui surplombe la route entre Caerphilly et Cardiff, dans le sud du pays de Galles, ils agitent des pancartes «Vote Leave» et saluent avec entrain les véhicules sympathisants qui klaxonnent au passage. Les bannières rouge et blanc de chaque côté - «Le 23 juin, reprenez le pouvoir» - ne passent pas inaperçues. Et les coups de klaxon sont autant de bulletins outglissés dans l'urne jeudi. Depuis plusieurs semaines, Sam Gould et la poignée de militants de l'Ukip du coin occupent régulièrement ponts et ronds-points de la région pour marteler leur engagement en faveur du out. Un travail de terrain conforté par les sondages qui, depuis avril, prédisent une victoire du Brexit au pays de Galles, avec 1 à 4 points d'avance, même si l'écart se resserre.
Aux élections de mai pour l’Assemblée nationale galloise, le parti europhobe Ukip a fait une poussée sans précédent dans le sud du pays de Galles, pourtant terroir travailliste : sur les 20 sièges attribués à la proportionnelle (il y en a 60 en tout), l’Ukip en a raflé 7, avec des scores au-dessus de 20 % des voix dans cinq circonscriptions de la région. Dont celle de Caerphilly, ses cloches qui sonnent toutes les heures, son château médiéval aux murs noircis par les siècles et ses personnes âgées qui peuplent la ville, des arrêts de bus aux salons de thé. Le Labour, qui de longue date remporte toutes les élections au pays de Galles (sauf les européennes de 2009), reste le premier parti de la région.
Les pneus des voitures ronflent sur la chaussée trempée. Abrité sous son parapluie «Vote Leave», Sam Gould rit d'aise. «On a profité des embouteillages pour faire passer notre message», s'enthousiasme le candidat Ukip de la circonscription de Caerphilly aux élections générales de 2015, et bras droit du chef du parti pour le pays de Galles, Nathan Gill. L'an dernier, Sam Gould était arrivé deuxième dans sa circonscription, avec 17 % des voix. Joli score pour quelqu'un qui avait débuté sa vie politique à peine quatre mois plus tôt…
Mines de charbon
Le ciel est bas comme un couvercle posé sur les collines vert tendre. Mais rien ne semble entamer la bonne humeur de Sam Gould, yeux bleus et nœud de cravate Windsor : «On est si près du but ! croit-il savoir. Je veux la fin de l'Union européenne, je veux le retour de la démocratie et qu'on arrête de donner tout ce pouvoir à des bureaucrates surpayés à Bruxelles !» Cet ancien entrepreneur dans le marketing dit avoir «longtemps voté Labour». «Mais le Parti travailliste a abandonné les gens d'ici, il y a eu trop de promesses non tenues.» Il y a ça, mais il y a aussi l'emploi et l'absence de perspectives dans une région qui ne s'est jamais remise de la fermeture des mines de charbon et de la concurrence avec l'acier chinois. Et, jamais loin derrière, l'immigration, qui «renforce la compétition pour avoir un emploi, tout en baissant les salaires».
A quelques mètres sur le pont, Hazel Norris, 53 ans, affronte la douche galloise sans ciller. Pour cette militante qui gère la campagne locale de l'Ukip pour le référendum, «la qualité de vie s'est beaucoup dégradée dans la région». Elle s'énerve contre «l'immense corruption dans le pays». Affirme qu'il faut «contrôler l'immigration». Raconte qu'il y a quelques années, pour un job, on lui a préféré «une Polonaise parce qu'elle coûtait moins cher».
«De quel côté êtes-vous ?» lance-t-elle soudain à Morgan, 25 ans, qui s'est garé sur le côté quand il a vu les bannières. «Je suis à mes côtés», répond-il en souriant. Comprenant que la partie n'est pas gagnée, Sam Gould sort les gros moyens. Assène chiffre sur chiffre. Il est question de millions, de milliards, d'immigration non contrôlée et du film Brexit : the Movie. Morgan prend congé. «Je ne comprends pas pourquoi l'immigration prend autant de place dans ce débat sur le Brexit, glisse-t-il. Mes amis qui veulent voter out mettent ça en avant, alors que franchement, ce n'est vraiment pas le problème ici… Je pense que beaucoup de gens ici sont frustrés : frustrés de ne pas avoir un bon job, frustrés de la façon avec laquelle le gouvernement a mené ce référendum.»
Subventions
En dehors de Cardiff, qui devrait voter pour le remain, le leave pourrait bien faire un score élevé dans le sud du pays de Galles jeudi. «La communication et les éléments de langage du camp du leave sont plus efficaces que ceux du remain, même s'ils ne sont pas tous vrais factuellement ni très honnêtes, analyse Roger Scully, professeur de sciences politiques à l'université de Cardiff. Par exemple, l'Ukip met très souvent en avant le fait que le Royaume-Uni est un contributeur net au budget européen. Ils oublient de rappeler que le pays de Galles en est un bénéficiaire net.» Et surtout le Sud et ses anciennes régions minières, qui ont reçu ces dernières années d'importantes subventions : rénovation urbaine, transports, campus, centres de loisirs…
«J'ai toujours été eurosceptique», déclame Sam Gould, comme il brandirait un certificat. Désormais assis au sec sur la banquette d'un McDonald's, il s'agace de la «difficulté, pour un docteur indien, de venir s'installer ici, alors qu'un Espagnol ou un Polonais sans diplômes peut venir librement». L'électorat Ukip, «plutôt des hommes, blancs, plutôt âgés, des laissés pour compte économiques, cherche quelqu'un à blâmer, et l'UE fait bien l'affaire, définit Roger Scully. On voit des choses assez similaires en France avec le Front national, ou en Allemagne avec l'AfD [Alternative pour l'Allemagne, ndlr].» Sam Gould tord le nez : «On a pris nos distances avec le Front national, on n'appartient pas au même groupe au Parlement européen», dit-il seulement.
Selon Roger Scully, l'Ukip, dont la raison d'être depuis sa création est de quitter l'UE, joue gros avec le référendum de jeudi : «Si le leave l'emporte, l'Ukip devra se poser des questions existentielles et se repositionner sur d'autres thèmes. En fait, la meilleure solution pour le parti serait que le remain l'emporte à une très courte majorité : ils pourraient dire que le combat continue.» Quant à Sam Gould, demain, il sera «sur un autre pont».
Photos Clémentine Schneidermann