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Libération
Reportage

Leicester et ses champions d’Europe

Dans cette ville jeune et étudiante, la plus cosmopolite d’Angleterre, une majorité de la population penche pour le «remain».
Rezz-Ra, de The Squad, a composé le tube «Fearless» pour célébrer le titre de Leicester en Premier League.
publié le 22 juin 2016 à 20h46

Il flotte comme un souffle de légèreté dans les rues de Leicester. Le ciel est gris mais nimbé de petits fanions bleu et blanc : sur les murs, aux fenêtres des pubs, accrochés aux feux de signalisation. On les retrouve aussi sur le mur incroyable de Kate Street, cul-de-sac dans un coin un peu triste, bordé de logements sociaux sans âme. Ce long mur noir, à l'arrière d'un magasin d'électricité, est devenu depuis le mois de mai un lieu culte. Parce que Richard Wilson, chauffeur routier londonien et artiste de rue à ses heures perdues, est venu y peindre ses idoles, les visages du Leicester City Football Club, improbable champion de Premier League, héros de la ville et du pays. «D'abord, on a eu Richard III [en 2012, la dépouille du roi Richard III, mort en 1485, a été retrouvée au fond d'un parking, ndlr] et maintenant le football, c'est dingue, tout le monde connaît Leicester», rigole Morna, plantée devant l'entrée de son bungalow défraîchi. Ce jeudi, elle votera «"remain", pour rester dans l'UE, parce que les référendums, je connais, je suis écossaise. Le saut dans l'inconnu, très peu pour moi».Au-dessus du clocher flotte un drapeau, en berne. Celui, multicolore, des LGBT, en hommage à la tuerie d'Orlando en Floride.

Services et distribution

Leicester, 330 000 habitants, bastion du Labour avec ses trois députés, gros centre urbain en plein cœur de l'Angleterre, doté de deux universités, devrait voter remain. Cité la plus multiculturelle du pays, la moitié de sa population est d'origine étrangère. Les Polonais s'y sont installés après-guerre, puis les Irlandais sont arrivés. Dans les années 60 et 70, ont suivi des immigrés du sous-continent indien, notamment ceux expulsés d'Ouganda par Amin Dada. On a aussi vu des Somaliens et, avec l'élargissement de l'UE, des Européens de l'Est. L'industrie historique - textile, maroquinerie - a mué vers les services et la distribution.

«L'ambiance est plutôt détendue à Leicester, on est une ville jeune, multiculturelle, qui bouge, pour le "in"», explique Craig Mitchell-Powell, militant travailliste de 21 ans. Des poches de «Brexiters» existent bien, rassemblées dans le quartier d'Eyres Monsell, au sud de la ville. Où les 11 000 habitants sont à 95 % des «Britanniques de souche, blancs, working class, désespérés de trouver quelqu'un à blâmer, comme l'UE, bouc émissaire bien pratique», dit Craig. Il se veut confiant et inquiet à la fois. «Certains vont voter pour rester juste pour être sûrs que Leicester City continue à jouer en Ligue des champions ! Mais j'ai aussi rencontré des électeurs traditionnels du Labour qui vont voter Brexit».

«Des clowns»

A 500 mètres du centre-ville se dresse l'université de Leicester. Un festival Shakespeare s'y tient. Les étudiants se relaient pour déclamer l'œuvre complète du dramaturge britannique. Emily Dilworth, 21 ans, étudie l'histoire ancienne et l'archéologie. «Ça n'a pas été très difficile de prendre une décision, ce sera "in"», lâche-t-elle. Phelicia Moore, 19 ans, étudiante en biologie, acquiesce : «Je suis pour rester, déjà parce que ceux que je respecte dans le débat sont pour le remain. De l'autre côté, ce sont des clowns, comme Boris Johnson.» Elle n'en a pas parlé à ses parents. Dans le Lincolnshire, sur la côte Est de l'Angleterre, où vit sa famille, «on a beaucoup d'immigrés qui travaillent dans les champs et on a beaucoup de racistes et de vieux», ajoute Phelicia. «Si mes parents votent Brexit, je serai tellement déçue.» Isabelle Staniaszeck, 23 ans, tient à discuter en français. «Grâce à Erasmus, j'ai passé un an en France : évidemment que je vote in. Je suis d'origine polonaise, j'adore voyager, je me sens européenne.»

Paul Boyle, président de l'université de Leicester, s'est lui montré très actif lors de cette campagne. University UK, qui rassemble les principales facultés du pays, a pour la «première fois de son histoire lancé un vaste appel à rester dans l'UE».La fac a envoyé une lettre à chacun des 20 100 étudiants pour expliquer comment s'inscrire sur les registres électoraux. «On a aussi organisé des événements publics comme la venue d'Eddie Izzard.» Ce comédien et humoriste s'est lancé à corps perdu dans la campagne pour le remain. Si au moins les deux tiers des jeunes sont en faveur du remain, ils sont aussi ceux qui votent le moins. La nouvelle de l'assassinat de la députée Jo Cox est tombée juste avant le speech d'Eddie Izzard. Le souffle de bonne humeur lié s'est immédiatement évaporé…

Conte de fées Dans le centre culturel africano-caribbéen, Rezz-Ra, 28 ans, musicien, est chez lui. Originaire de la Barbade, il est né, a grandi à Leicester et en est devenu l'un des héros. Avec un groupe de copains (The Squad, l'équipe), il a composé une chanson hip-hop en hommage à l'équipe de foot : Fearless («sans peur»). Depuis que CNN les a filmés en live, c'est l'emballement, un nouveau conte de fées made in Leicester. La chanson est passée et repassée dans les haut-parleurs lors de l'immense parade de célébration du titre, le 16 mai. «Tout Leicester est devenu dingue», rigole Rezz-Ra. A la demande de la BBC, The Squad a improvisé un rap sur le référendum. «Je n'ai encore jamais voté. Je ne sais pas, dit Rezz-Ra. En même temps, j'ai des amis du monde entier, de toutes origines et la musique n'a pas de frontières. En fait, je me vois mal voter Brexit.»

Photos Immo Klink