Qu’a bien pu penser Pulchérie Makiandakama, en apprenant mardi la condamnation de Jean-Pierre Bemba à 18 ans de prison ? Cette jeune femme centrafricaine avait été en mai 2012 la première victime à témoigner devant la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, aux Pays-Bas, dans le cadre du procès contre ce puissant homme politique congolais accusé d’avoir laissé les troupes de son mouvement, le Mouvement pour la Libération du Congo (MLC), franchir la frontière avec la Centrafrique voisine et y commettre pillages, meurtres et viols massifs, d’octobre 2002 à la mi-mars 2003.
Les troupes du MLC, l’une des nombreuses factions armés de la république démocratique du Congo (RDC), avaient alors été appelées à soutenir le président centrafricain de l’époque, Ange-Felix Patassé, qui faisait face à une tentative de coup d’Etat. Mais ce soutien militaire avait aussi été l’occasion d’innombrables exactions qui ont donné lieu à une enquête auprès du bureau du Procureur de la CPI, puis deux ans après l’arrestation de Bemba dans la banlieue de Bruxelles en 2008, à l’ouverture d’un procès à La Haye qui durera cinq ans et demi.
Jugé coupable, le 21 mars, Bemba a donc été condamné à 18 ans de réclusion mardi. Pour la première fois, ce n’est pas en tant qu’auteur des crimes (Bemba ne se trouvait pas en Centrafrique lorsque ses troupes ont commis les exactions incriminées) mais en tant que responsable hiérarchique qu’un accusé est condamné par la CPI, qui espère ainsi envoyer un signal fort aux chefs de guerre ou politiques qui orchestrent à distance ou laissent faire les violences commises par leurs hommes. Pour la première fois aussi devant la CPI, le viol en tant qu’arme de guerre fait partie des chefs d’accusation retenus dans le verdict.
Pulcherie avait 20 ans, lorsque les hommes de Bemba ont débarqué dans sa petite ville natale de Mongomba sur les rives du fleuve Oubangui, qui sert de frontière entre la Centrafrique et la RDC. Devant les juges de La Haye, elle a évoqué ce sinistre 5 mars 2003, quand les soldats congolais l'ont emmené de force pour qu'elle leur serve d'interprète alors qu'ils avançaient dans la ville. Elle a expliqué comment ils l'ont ensuite emmenée à proximité d'un camp militaire puis ont «déchiré son pantalon» avant de la violer.
«Dans ma communauté, je ne suis plus considérée comme un être humain […] avant ces évènements, j'était un être humain mais j'ai été traité comme un animal», a souligné Pulchérie, qui a refusé de modifier sa voix et a exigé de témoigner à visage découvert, pour que son témoignage apparaisse comme «naturel» et que le monde entier «sache ce qu'[elle] a enduré».
«Dignité humaine» perdue
Pulcherie a fait partie des 5 victimes autorisées à comparaître en personne devant le tribunal de La Haye. C’est peu. Reste que, au total, ce sont 5 222 victimes qui ont été représentées à ce procès. Un record pour la CPI, créée en 2002, mais qui n’a pour l’instant prononcé que 3 condamnations : outre celle de Bemba mardi, deux autres citoyens congolais, Thomas Lubanga et Germain Katanga ont été condamnés, le premier à 14 ans de prison en 2012, le second à 9 ans de prison en 2014 avant d’être transféré en RDC, où lors d’un curieux rebondissement un autre procès lui est intenté depuis février alors qu’il aurait dû être libéré un mois auparavant.
Comme à chaque verdict de la CPI, les polémiques n’ont pas manqué de surgir dès l’annonce de la condamnation de Jean-Pierre Bemba dont les avocats ont déjà annoncé qu’ils feraient appel. Certains ont une fois de plus accusé la Cour de ne sévir qu’en Afrique : les trois premiers condamnés sont en effet Africains et neuf des dix cas actuellement en examen concernent également ce continent. Reste que malgré les menaces récurrentes de certains chefs d’Etats africains de se retirer de la CPI, l’Afrique reste le continent le plus représenté parmi les signataires du traité de Rome qui a fondé cette cour (34 pays) et la plupart des enquêtes et accusations ont été déclenchées à la demande des Africains eux-mêmes.
D'autres ont souligné que la condamnation de Bemba, bien que symboliquement forte, exonérait de facto les acteurs des crimes commis sur le terrain. Les hommes qui ont violé Pulchérie et lui ont fait «perdre sa dignité humaine», ne seront certainement jamais jugés ni même identifiés.
Mais sur un continent où les violences et l'impunité se perpétuent trop souvent dans un silence assourdissant, une petite ville au bord d'un fleuve a soudain été fixée sur la carte du monde par trois juges qui ont condamné un célèbre homme politique, qui avait failli être président en 2006 (il perdra au second tour). Une victoire des victimes anonymes contre les puissants ? «Les juges doivent faire attention à ma situation et doivent se prononcer dans cette affaire afin de me rendre justice», avait souhaité Pulcherie à l'issue de son témoignage. Reste à savoir si sa communauté cessera de la stigmatiser et la considérera à nouveau «comme un être humain».