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Libération
Reportage

Jour de vote à Port Talbot: «le Royaume-Uni est comme un radeau sur l’océan»

Dans cette ville galloise, frappée par le départ du sidérurgiste Tata Steel, partisans du Leave et du Remain expliquent leur motivation et leurs doutes.
Aberavon Community Centre, à l’'ouest de Port Talbot, pays de Galles le 23 juin. (Photo Clémentine Schneidermann pour Libération)
publié le 23 juin 2016 à 19h59

Dès l'entrée de la ville, la statue donne le ton: un ouvrier debout, portant des poutres d'acier, en métal brillant. Derrière, les fumées, l'odeur de soufre et les immenses structures en métal de Tata Steel rappellent à quel point Port Talbot, à l'est de la baie de Swansea, dépend de la sidérurgie depuis plus d'un siècle. En mars dernier, le géant indien Tata Steel, qui possède les aciéries de la ville depuis 2007, a annoncé qu'il revendait ses activités, avançant une perte d'1 million de livres par jour rien que sur son site gallois… Une catastrophe pour cette ville de 40 000 habitants, et pour l'acier britannique, qui cherche depuis repreneur.

Il est 10 heures, et ce sont surtout des têtes blanches armées de cannes qui franchissent la porte du Community centre d’Aberavon, transformé en ce jour de référendum sur le Brexit en bureau de vote - « Gorsaf Bleidleisio », en gallois. Les isoloirs ont été installés dans la salle qui normalement sert aux cours des zumba. Dans ce quartier populaire, la grande majorité des personnes interrogées vote «Leave».

«Charité bien ordonnée commence par soi-même», sourit Brian Shelton, un retraité de 70 ans, qui annonce fièrement avoir voté «Out». Henrietta, qui vit depuis dix ans à Port Talbot, a elle voté «Remain». «On a vraiment intérêt à rester dans l'Union européenne, affirme cette aide-soignante de 54 ans. Aujourd'hui, grâce à l'UE, on a la liberté de se déplacer où on veut, sans visa.»

Pour d'autres, comme Andrew Tutton, 62 ans, ce sont les «réglementations européennes complètement ridicules» qui l'ont poussé à voter «out». «Le pays n'est même pas capable de racheter ses propres usines!, s'agace ce chef d'entreprise dans l'événementiel et le tourisme, très chic avec sa pince à cravate. L'Europe nous a dicté des règles. On doit être capables de décider quoi faire par nous-mêmes.» Lunettes de soleil miroir et anneau à l'oreille, Stephen Tubb a lui aussi voté «Out». Pour ce chômeur de 54 ans, «Bruxelles impose une immigration de masse». « Le Royaume-Uni est comme un radeau sur l'océan: combien de personnes peuvent monter dessus avant qu'il ne chavire? » Emma, elle, a coché la case «Remain» sans hésiter: «Je ne vois aucune raison pour quitter l'UE, avance cette enseignante de 35 ans. Ici, ce n'est pas Bruxelles, mais le gouvernement, qui a détruit la sidérurgie.»

Il est midi et les électeurs ne se pressent pas au portillon. De nombreux analystes estiment que le taux de participation sera la clé du référendum. La grande cour de récréation de l'école primaire de Sandfields, à Port Talbot, elle aussi devenue bureau de vote aujourd'hui, est quasiment déserte. «J'ai surtout voté Remain pour protéger mon boulot, avoue Caroline dans sa blouse verte d'aide soignante. J'ai beaucoup hésité. Mais je n'ai pas du tout aimé le ton alarmiste employé par les deux camps.»

«Ce n’est pas l’Europe qui a détruit l’hôpital public»

Allan et Rihan aussi ont voté «In» pour «protéger le NHS [le système de santé public]». Allan est retraité, mais son épouse est une «infirmière spécialisée depuis 40 ans, et fière de l'être». «Ce n'est pas l'Europe qui a détruit l'hôpital public et les usines, ce sont les conservateurs. C'est Thatcher qui a lancé toutes ces privatisations dans les années 80, il ne faut pas l'oublier», lance Rihan. Originaire de Port Talbot, le couple de Gallois a vu la ville se détériorer: «De nombreuses usines ont fermé, il y a eu beaucoup de licenciements parmi les ouvriers de la sidérurgie, la pauvreté a augmenté… Mon père était ouvrier ici, à Port Talbot, j'ai clairement vu la dégradation de la ville et de l'état d'esprit des gens.»

Dans les rues du centre-ville, animées à l'heure du déjeuner, ce ne sont pas vraiment les panneaux «Leave» qui occupent les vitrines, mais des affichettes «Save our Steel», la campagne en faveur de la protection des emplois dans les sidérurgies de la ville. Au Docks Cafe, le repaire des ouvriers de Tata Steel, dont on aperçoit les fumées et les tuyaux oxydés juste à côté, Paula Baker veut bien nous répondre mais «vite, parce qu'après je dois faire la vaisselle». Cheveux roux et chasuble verte, des tatouages dans le cou, cette femme franche et enjouée a décidé de voter «Out», comme «toute [s]a famille». Pour elle, le problème de l'UE, c'est «l'immigration»: «Honnêtement, on a déjà assez de pauvreté ici, on n'a pas à s'occuper de celle des autres.»

Les bureaux de vote britanniques sont tous plus pittoresques les uns que les autres. Salles de sport, écoles, églises… Ou club de boxe, comme celui des «Bulldogs», à Baglan, un quartier au nord-ouest de Port Talbot. La famille Philipps y est venue en nombre pour voter «Out»: «Nous avons besoin d'un changement, il a fallu faire un choix courageux», annonce Tracey, la mère, une infirmière de 42 ans, accompagnée de ses deux enfants. «On a voté out surtout pour la sauvegarde de nos emplois, au NHS et dans la sidérurgie.»

 «Enormément d’indécis»

Anita et Tony, deux retraités, sont du camp du «Remain», «mais par peur de l'inconnu: voter Remain, c'est voter pour le moindre mal». « Et parce que je n'aime pas du tout les leaders du camp du Leave, ces types d'extrême droite… , reprend Tony. Eux peuvent faire beaucoup de mal à la classe ouvrière.» Son épouse affirme qu'autour d'eux, il y «a énormément d'indécis, encore à cette heure-ci!». Ils représenteraient un cinquième des 45 millions d'électeurs britanniques.

Clare, robe marine et sac jaune poussin, sort en souriant du bureau de vote. «J'ai choisi le "In" parce que j'ai peur que mes impôts augmentent si on sort de l'UE, reconnaît cette institutrice de 58 ans. Mais surtout, j'ai peur qu'en faisant ça, on coupe tous les ponts avec l'Europe, du point de vue du business comme du point de vue culturel. Il faut qu'on donne des opportunités à nos enfants, un avenir.» Sur le grand porche du bâtiment, la devise du club de boxe en lettres capitales sonne comme une consigne de vote: «Together we are stronger» («ensemble, nous sommes plus forts»).