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Interview

Tony Blair : «Nous entrons dans une ère de grande anxiété»

Déplorant une décision qui risque d’être dramatique pour son pays, l’ex-Premier ministre alerte contre la montée des populismes et appelle l’UE à bien peser les conséquences des choix à venir.

Tony Blair en 2013. (Photo Matt Rourke.AP)
Publié le 24/06/2016 à 19h31

L'assistante de Tony Blair entre dans la salle de conférence des bureaux de l'ancien Premier ministre travailliste, à deux pas d'Oxford Street. L'artère la plus commerçante de Londres est bien calme à cette heure très matinale. «Nouvelles intéressantes ce matin», glisse l'assistante. David Cameron vient d'annoncer sa démission du poste de Premier ministre d'ici trois mois, quelques heures après le choix du pays de quitter l'Union européenne. Une dizaine de journaux européens, dont Libération, et un américain, le New York Times, ont été conviés à ce petit-déjeuner avec le seul Premier ministre britannique à avoir remporté trois élections consécutives. Tony Blair entre dans la pièce. Le visage gris, livide, il est visiblement sonné. La voix blanche, il marque de longues pauses entre chaque question, pèse chacun de ses mots.

Quel est votre sentiment après ce résultat si inattendu ?

C’est un jour très triste pour le pays, très triste pour l’Europe. Les implications sont immenses pour le Royaume-Uni, pour l’Europe et pour la politique en général. Il va y avoir chez nous un désir immédiat de préserver une forme de stabilité, mais qui dépendra beaucoup de ce qui va se passer dans les prochains jours, particulièrement sur les marchés financiers. Ce vote doit provoquer une très sérieuse réflexion sur l’avenir de ce que j’appelle «l’espace central de l’échiquier politique». Ces derniers mois, j’ai répété qu’il me semblait évident que des mouvements populistes ou extrémistes pouvaient s’emparer d’un parti, mais qu’ils n’étaient pas en mesure de prendre le pouvoir. Ce référendum montre le contraire.

Que signifie ce vote ?

Les gens, notamment des sympathisants du Parti travailliste, ont voté leave pour de multiples raisons, parfois pour protester contre le gouvernement. Malheureusement, cette élection ne se prêtait pas à un vote de protestation, mais appelait une vraie décision.

Le Labour lui-même devra s'interroger avec soin sur son rôle dans cette campagne. Nous entrons dans une ère de grande imprévisibilité et de grande anxiété. Le vote des électeurs travaillistes pour le leave est une réaction à la prestation on ne peut plus tiède des leaders du camp du remain. A n'en pas douter, cela a joué. Le Parti travailliste aurait dû mobiliser, faire une campagne d'envergure afin de dire aux gens qu'il ne s'agissait pas d'un vote de protestation. Maintenant, il faut reconnaître que de nombreux travaillistes ont un rapport compliqué à l'immigration - nous devons l'accepter. Il aurait fallu un message très fort, très clair du Labour. Or, ce message était ambigu. Le Parti travailliste va peut-être enfin se réveiller et entamer un vrai débat sur la direction qu'il veut prendre. Le fait est que nous n'avons pas suffisamment mobilisé nos forces ou expliqué que ce scrutin n'était pas un vote de protestation.

Que devrait faire l’Europe ?

Le gouvernement britannique et l'Europe devraient prendre le temps de réfléchir, avant d'entamer des discussions. David Cameron a eu absolument raison de ne pas déclencher l'article 50 maintenant [qui stipule que tout Etat membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l'Union]. Il est important que l'Europe digère ce choc et réfléchisse, parce que les décisions qui seront prises auront d'immenses implications pour tous les pays européens. Les implications sont de deux sortes. Economiques, parce bien entendu les marchés mondiaux seront affectés. Et politiques, parce que, il faut être très clair, il existe dans la plupart des Etats membres des mouvements populistes ou extrémistes.

Plus de 48 % des Britanniques ont voté pour rester dans l’Union européenne. Que leur dites-vous ?

Ceux qui ont voté pour le remain doivent être aujourd'hui très angoissés. D'évidence, notre pays est très divisé. Le résultat du référendum va sans doute créer des tensions. Notamment en Ecosse, où le débat sur l'indépendance s'en trouve complètement modifié. Je souhaite que la province reste partie intégrante du Royaume-Uni, mais on doit reconnaître que la situation là-bas est totalement différente. En Irlande du Nord, nous avions fortement insisté sur le fait qu'un Brexit aurait un impact sur la frontière entre le nord et le sud de l'île. J'ignore la réponse que va apporter le camp du leave.

Le projet européen a-t-il un avenir ?

Le défi qui se présente aujourd'hui est immense. Les leaders européens doivent prendre les choses en main et encourager des réformes audacieuses. C'est un enjeu qui concerne les dix prochaines années. Mais c'est un formidable défi. Je pense que dans n'importe quel pays de l'Union un tel référendum serait extrêmement serré. J'ai toujours cru en l'Europe. Je continue à croire que l'Union européenne est l'idée qu'il faut pour le XXIe siècle. Mais le projet européen ne repose plus sur le seul idéal de paix. Il concerne aussi sa position dans un monde globalisé, son poids face aux autres grandes puissances. L'idée européenne reste absolument nécessaire mais, ces dernières années, un écart s'est creusé entre son fonctionnement et la perception qu'en avait les peuples. Il est encore temps de rectifier ce décalage, mais le Royaume-Uni vient de s'exclure de cette entreprise. En votant pour le Brexit, nous abandonnons quatre décennies d'intégration européenne. C'est une calamité pour le Royaume-Uni. Et pour le continent.