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Rodrigo Duterte, un shérif à la présidence des Philippines

Triomphalement élu, Rodrigo Duterte prend ses fonctions jeudi en promettant des milliers d’exécutions, le retour de la peine de mort et une main tendue aux islamistes d’Abou Sayyaf.
Rodrigo Duterte à Davao, le 21 juin. (Photo Lean Daval Jr. Reuters)
publié le 30 juin 2016 à 7h10

Il arrive à la présidence comme il a déroulé sa campagne : à la hussarde et façon bulldozer. Rodrigo Duterte devient jeudi pour six ans le 16e président des Philippines. Et cette intronisation officielle n’a rien d’une passation consensuelle et pacifiée. Le successeur du policé Benigno Aquino III, débarque au palais Malacanang en aboyeur menaçant et insultant, en bad boy flingueur de l’establishment et des clans politiques du pays. Pressé et avide de résultat, il dégaine des projets à tout va et des déclarations à l’emporte-pièce qui pourraient révolutionner l’archipel et ses 100 millions d’habitants, s’ils n’y mettent pas le feu.

Après une campagne outrancière et violente, son élection haut la main le 9 mai n'a pas donné lieu à un changement de ton chez «Duterte Harry». Lundi, lors d'un discours fleuve à Davao, la ville de l'île méridionale de Mindanao dont il est maire depuis plus de vingt-deux ans, le nouveau président a répété son choix de réintroduire la peine de mort pourtant abolie en 2006. «Je crois au châtiment. Pourquoi ? On doit payer. Quand on tue quelqu'un, quand on viole, on doit mourir.» Durant la campagne, il préconisait l'instauration des pendaisons publiques, notamment pour éviter de gaspiller des balles. Avocat de formation, le «punisseur» Duterte comme l'avait surnommé Time en 2002, s'est fait connaître comme un combattant impitoyable du crime organisé. Il a donné carte blanche à des escadrons de la mort pour «nettoyer» sa ville : selon ses dires, 1 700 criminels avaient été tués lors d'exécutions extrajudiciaires.

«Faites-le vous-même si vous avez une arme»

Début juin, le «punisseur» est revenu à la charge. A la télévision, le Président a appelé les Philippins à abattre des trafiquants de drogue. «Appelez-nous ou appeler la police, sinon faites-le vous-même si vous avez une arme, vous avez mon soutien.» Il a promis des primes de plusieurs milliers de pesos par délinquant exécuté, comme il avait programmé l'exécution de «dizaines de milliers de criminels» durant sa campagne.

L'Eglise catholique, qui a fait l'objet d'insultes de la part Duterte, vient de s'inquiéter d'une recrudescence d'homicides commis par la police depuis la présidentielle. Au moins une trentaine de trafiquants de drogue présumés auraient déjà trouvé la mort depuis le 9 mai. «Il est également inquiétant que des groupes d'autodéfense soient en train de se constituer», indiquait récemment l'archevêque Socrates Villegas, chef de la conférence des évêques philippins.

Jamais avare en surenchère et en provocation, le cow-boy Duterte a dégainé à nouveau contre les corrompus. «Ce n'est pas parce que vous êtes journaliste que vous êtes exempté d'assassinat, si vous êtes un fils de pute», a-t-il tonné au début du mois, dans un pays où les médias payent un très lourd tribut à la liberté de la presse : 176 journalistes ont été exécutés depuis le retour de la démocratie il y a trente ans. C'est peu de dire qu'il n'habite pas encore la fonction présidentielle et qu'il ne donne guère l'impression de vouloir se conformer aux usages et propos calibrés de son prédécesseur, héritier d'une dynastie politique de Manille.

Viril, outrancier et protecteur

«Duterte se pose en politique authentique qui parle fort et insulte. Cela fait partie de son personnage et de son image de marque, note le politologue philippin Aries Arugay. Plus de modération ne jouera pas forcément en sa faveur. Bien sûr ce ton n'est pas apprécié par tous les Philippins, mais c'est l'une des choses qui fascine toutefois les gens lassés par un système politique traditionnel et délabré.»

Duterte veut lancer un vaste chantier de décentralisation de l'archipel philippin. Il entend mettre un terme à la domination de «Manille l'impérialiste» et a prévenu qu'il passerait plus de temps à Davao que dans la capitale philippine. C'est ainsi qu'il a boudé la cérémonie officielle de la proclamation des résultats de la présidentielle fin mai. Car c'est un homme du sud pauvre et relégué, sans pedigree qui arrive à la présidence. Agé de 71 ans, marié et père de quatre enfants, il a vécu toute sa vie à Davao. «L'île de Mindanao a longtemps été considérée comme le Far West des Philippines et il fallait une personnalité bien trempée pour réussir, rappelle François-Xavier Bonnet, chercheur associé à l'Institut de recherches sur l'Asie du Sud-Est contemporaine. Puis, à partir des années 1970, les guérillas qui se sont mises en place ont transformé les hommes politiques locaux en véritables chefs de guerre, avec leurs armées privées, etc. Les conditions sont rudes et les électeurs de Mindanao aiment ce genre de personnage viril, outrancier, mais qui protège le peuple. Cela détonne avec la politique plus policée de Manille !»

Les précédents Thaksin et Chávez

Duterte est proche du fondateur du PC philippin, mais il se dit à la fois socialiste et nationaliste quand s'affirme d'abord le populiste pragmatique. Il veut parvenir à une paix avec la rébellion communiste de la Nouvelle Armée du peuple et n'a pas exclu de discuter avec les terroristes islamistes d'Abou Sayyaf, responsables de kidnapping, de rackets et de décapitations d'otages. «Abou Sayyaf n'est pas mon ennemi, a dit Duterte dimanche, non sans surprendre. Je sais qu'il est lié à la question de Mindanao»,l'indépendantisme musulman a fait plus de 150 000 morts depuis quarante ans.

Institution, rébellion, lutte contre la drogue et la criminalité, «Duterte veut créer un électrochoc dans la société. Mais le passage de la fonction de maire d’une grande ville de province à celle de président des Philippines va être douloureux», pronostique François-Xavier Bonnet. L’élu local sans expérience nationale va devoir affronter des vents contraires. «Le scénario d’une plus grande violence pourrait intervenir si le président menace les intérêts des puissantes parts de la société et de l’oligarchie, poursuit Aries Arugay. Le risque de division du pays comme pour Thaksin en Thaïlande ou Chávez au Venezuela n’est pas improbable.» L’occasion pour Duterte de mettre de l’eau dans son vin pour tenir.