La saison des pluies est arrivée à Sabaneta. «La récolte est encore fichue pour cette année», observe Dámaso García, machette en main, devant ses sillons de canne à sucre. Comme lui, la plupart des agriculteurs du village natal de Hugo Chávez, le défunt comandante qui voulait mener le Venezuela au «socialisme du XXIe siècle», observent avec résignation les premières averses. Leurs plantations de canne, semées sous l'impulsion du pouvoir depuis dix ans, auraient dû être coupées il y a au moins un mois, et l'humidité les rend désormais trop matures. Cela fait trois ans que le vieux paysan aux membres noueux n'a plus vu les «machines du gouvernement» entrer dans ses champs pour trancher les longues tiges, trois ans que les promesses de prospérité du pouvoir «révolutionnaire» prennent pour lui des allures de plongée dans la misère. «J'ai reçu une compensation de 40 % de la valeur de la récolte la première année, un peu moins l'an dernier. Cette année, rien.»
L'agriculture vénézuélienne, que l'expropriation de 3,5 millions d'hectares de terres «inactives» devait doper, symbolise bien la débâcle économique du pays pétrodépendant, frappé autant par la chute des cours du brut que par l'ineptie et la corruption.
Illusions perdues
A quelques kilomètres du champ de Dámaso García, le complexe sucrier public Ezequiel-Zamora, qui devrait tourner à plein régime, exhibe sur son parking des dizaines de véhicules et de moissonneuses à l'abandon. Sur les jantes, capot poussiéreux ouvert, les appareils témoignent de la décadence d'une usine dont Hugo Chávez avait lancé la construction en 2006, promettant qu'elle serait «la plus moderne d'Amérique latine». Des ingénieurs cubains étaient venus en renfort, les pétrodollars pleuvaient sur la région, l'Etat de Barinas, gouverné par la famille Chávez, et le pays galopait vers la souveraineté alimentaire. Aujourd'hui, dans la raffinerie qui ne fait plus que blanchir du sucre brun importé du Nicaragua, «il n'y a même pas de pneus pour les camions, ni d'ampoules pour les phares», selon José Luis Yepes, électromécanicien engagé lors de la dernière récolte en date, en 2015. Sans machines, aucun champ n'a été récolté, pas même les 50 hectares cultivés autour de l'usine. Dès le discours inaugural du complexe, Hugo Chávez - qui a été remplacé en 2013 par son protégé Nicolás Maduro - avait reconnu l'existence de la corruption. Le scandale avait alors coûté son poste au ministre de l'Agriculture, et valu une condamnation au général gérant le centre.
Dix ans plus tard, les pratiques n'ont pas changé. Selon Carlos Azuaje, intendant de l'usine jusqu'en février, au moins 6 000 tonnes de sucre ont disparu de la comptabilité en deux mois, fin 2015. «Quand j'ai insisté pour obtenir des comptes, mon poste a été supprimé», témoigne cet enfant de la région, ancien chaviste convaincu. Sur sa table, comme sur celle de la plupart des familles vénézuéliennes, le sucre manque aujourd'hui - comme 80 % des aliments courants, selon l'institut Datanalisis.
Sur la route impeccable qui mène de la raffinerie au village, l'ingénieur passe en revue les illusions perdues de la «jolie révolution» qui l'avait séduit. Une usine de fabrication d'aliments pour poissons, qui devait permettre l'explosion de la pisciculture, est à l'abandon derrière de hautes grilles, sans avoir jamais fonctionné. Les bâtiments vides du projet agro-industriel public Lacteos del Alba ne servent qu'à héberger un vigile, tout comme l'entreprise nationalisée La Batalla, qui collectait et conditionnait 18 000 litres de lait quotidiens du temps de l'ancien propriétaire.
Un vaste hangar aux trois-quarts vide, en contrebas de la voie, provoque le plus de soupirs de la part des paysans : Agropatria, nationalisée en 2010, qui fournissait graines, engrais et crédits, est aujourd'hui surnommée Agronada, «agrorien». Comme toutes celles du secteur, l'entreprise est à cours de devises et de produits. «Notre slogan, c'est "y en n'a pas", se désole l'unique vendeur présent. Avant, un seul producteur pouvait venir nous acheter un camion entier de semences de maïs. Aujourd'hui, nous avons 300 sacs en stock, quand il y en a…»
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Cette pénurie n’empêche pas la gabegie : dans tout le pays, selon la fédération d’agriculteurs Fedeagro, la production de pommes de terre a diminué de moitié l’an dernier faute de semences, tandis qu’une partie des rares stocks, mal entreposée, pourrissait dans les silos d’Agropatria.
Jachère forcée
Alors que la faim fait son retour dans les foyers, la majorité de la production agricole s'effondre. Le café a touché un plus-bas historique, et le maïs et le riz, qui constituaient jusqu'ici la base de l'alimentation de la population, ont chuté respectivement de 58 % et 37 % depuis 2008. Dans le Barinas, qui a pourtant échappé aux trois sécheresses successives qui se sont abattues sur la majorité du pays, la baisse devrait encore s'aggraver cette année. «Que voulez-vous que je plante ? Il n'y a pas de graines et cela ne paie pas»,se plaint Dámaso García, devant la minuscule parcelle de maïs qu'il conserve pour la consommation familiale. Il étend le bras pour montrer ses 18 hectares en jachère forcée.
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L'an dernier, son voisin Juan Ramón García a «livré 89 tonnes de riz» au bas prix régulé par l'Etat. «Cela a juste servi à couvrir les frais de la récolte, explique ce dernier. J'attends toujours les subventions du gouvernement pour pouvoir replanter quelque chose.» Dans une économie rongée par la plus haute inflation au monde (180 % en 2015), il espère trouver des fonds pour tenter une des dernières cultures rentables : les bananes plantain ou le manioc, aux prix non régulés. Les deux féculents, disponibles sur tous les étals des trottoirs, se sont imposés au menu des Vénézuéliens, en majorité trop pauvres pour manger du steak tous les jours. «J'abattais et vendais sept bovins par semaine, témoigne un boucher de Sabaneta, Jesús Bastida. Je n'en tue plus que deux.»
Tandis que les prés à vaches se font rares autour de Sabaneta, les tiges rouges du manioc se multiplient. Là même où s'élevait, il y a encore cinq ans, la canne à sucre porteuse de promesses «révolutionnaires».