C’est un face-à-face qui n’a rien de rassurant. D’un côté, des investisseurs apeurés qui veulent récupérer leurs participations quitte à enregistrer une perte ; de l’autre, des fonds d’investissement immobiliers incapables de faire face à des demandes massives de retrait et qui n’ont d’autre choix que de baisser le rideau, le temps d’un retour de confiance. Comme un air de déjà-vu. Celui des premiers mouvements de panique annonciateurs d’une crise des crédits subprimes, en 2007. L’épicentre du séisme se cache alors dans le «génie» d’une finance américaine qui a créé des crédits immobiliers destinés aux ménages à très faible solvabilité. Quelques secousses plus tard suffisent à mettre la planète finance à feu et à sang.
Il est sans doute encore trop tôt pour crier au feu. Mais nombre d’observateurs craignent le pire et se posent une seule question : l’immobilier de bureau britannique sera-t-il le prochain déclencheur d’une crise financière mondiale ? Le Brexit n’aura pas mis longtemps à toucher de plein fouet ce secteur clé de l’économie britannique, en plein boom depuis plusieurs années. Depuis lundi, Standard Life, Aviva Investors et M&G Investments, trois fonds gérant au total près de 9 milliards de livres (10,5 milliards d’euros) dans l’immobilier commercial (bureaux, magasins…) ont donc été contraints de fermer temporairement. Trois autres fonds ont clôturé leurs guichets mercredi. Un phénomène jamais vu depuis la crise financière de 2007.
«Dominos»
A l'époque, la crise américaine des crédits hypothécaires frappe aux portes de l'Europe. Sur les mêmes terres anglaises, la banque Northern Rock est nationalisée après plusieurs jours d'une panique bancaire comme le pays n'en avait pas connu depuis 1866. «Après le Brexit, les dominos commencent peut-être à tomber dans l'immobilier britannique», redoute un analyste financier. Petit travelling arrière pour mieux saisir les raisons de ce qui ressemble à un sauve-qui-peut général des fonds immobiliers britanniques.
Nous sommes au début des années 80 : voilà des décennies que Londres est fièrement planté sur la première marche du podium de la finance mondiale. Multinationales, filiales de banques étrangères, compagnies d’assurance, cabinets juridiques de taille internationale, traders en tout genre… A mesure qu’augmente l’attrait pour la capitale, s’apprécie encore plus la valeur du mètre carré de l’immobilier résidentiel ou de bureau. Londres devient vite l’une des capitales les plus chères au monde. Année après année, la rentabilité du secteur immobilier est toujours au rendez-vous.
Bien sûr, Londres ne fait pas exception : les effets collatéraux de l’explosion des crédits subprimes entraînent une chute des prix de l’immobilier. Mais quelques années à peine suffisent pour que la hausse reprenne de plus belle. A partir de 2009, les prix flambent à nouveau, de 10 % par an. Une aubaine pour les investisseurs en mal de rentabilité. Et ce sont justement des fonds immobiliers, à l’instar de Standard Life et autres M & G Investments, qui profitent de juteux retours sur investissements dans l’immobilier de bureau. Fonds souverains gavés de pétrodollars, fonds de pensions américains, institutions financières asiatiques, tout le monde veut être de la fête. Certains optent pour la formule «participations ouvertes», d’autres pour celle des «participations fermées». Les premiers pourront solder leur position à tout moment, ou presque. Les seconds, en très grande majorité, n’auront d’autre choix que d’attendre plusieurs années avant de récupérer leurs mises de départ.
Fin de la récréation
Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes de la finance… Jusqu'à ce que le Brexit vienne siffler la fin de la récréation avec ce mot «confiance» qui se transforme chaque jour davantage en «défiance». «Pourtant, tous savaient que les investissements dans la pierre via ces fonds immobiliers étaient des investissements de long terme, donc peu liquides», explique Sylvain Broyer, de Natixis. Sans doute, mais pas au point d'empêcher un rush aux guichets de ces fonds. «Ces investisseurs étrangers imaginent, à tort ou à raison, que l'immobilier de bureau va être de moins en moins prisé par les entreprises, et ce à cause du Brexit et de la menace de délocalisation de sièges de multinationale ou d'institutions financières ailleurs en Europe. Du coup, ils anticipent la chute du prix de l'immobilier et décident de récupérer leurs billes au plus vite», explique l'économiste Philippe Waechter.
Prendre la poudre d'escampette leur semble d'autant plus urgent qu'ils enregistrent, depuis le Brexit, une perte de change due à la chute de la valeur de la livre sterling. «Cette perte de change touche évi demment les investisseurs étrangers, qui enregistrent déjà une perte de valeur de l'ordre de 15 % et qui voient, en outre, s'effondrer le cours de leurs participations dans des actifs immobiliers», ajoute un analyste financier.
Mardi, lors de la publication de son rapport semestriel sur la stabilité financière, Mark Carney, le gouverneur de la Banque d'Angleterre, a identifié l'immobilier commercial comme l'un des principaux dangers de cette période post-Brexit. Ce dernier avait déjà souligné que le secteur était vacillant avant le référendum. «Au premier trimestre de 2015, les transactions immobilières s'élevaient à 23 milliards de livres, elles n'atteignaient plus que 12 milliards de livres au dernier trimestre de cette même année», confirme Catherine Mathieu de l'Observatoire français des conjonctures économiques. Et la moitié de ces opérations venaient de l'étranger…
A lire aussi L'UE ne veut pas d'un grand paradis fiscal
Cauchemar
Si, pour l’instant, l’incendie financier semble se limiter aux seuls fonds immobiliers, des économistes imaginent plusieurs scénarios. Celui du pire ? Un Royaume-Uni sur le point de voir exploser sa bulle immobilière. Certes, la dette des ménages est relativement moins importante (130 % de leur revenu) qu’elle ne l’était au lendemain de la crise des subprimes (150 %). Mais un effondrement de l’immobilier ne manquerait pas de virer au cauchemar, d’autant plus que cette dette résulte d’achats dans la pierre. L’inquiétude des experts est d’autant plus grande que les ménages britanniques évaluent leur richesse en fonction du prix de l’appréciation de leur bien immobilier. Tant que les prix montent, ils se sentent plus riches. Plus riches, même virtuellement. Et donc plus enclins à consommer, allant jusqu’à rajouter des doses de crédits à la consommation. Si le marché immobilier devait se retourner brutalement, une partie de ce que les économistes appellent «l’effet de richesse» s’évaporera avec. Une catastrophe pour l’économie britannique, qui ne manquerait pas - avec ou sans l’immobilier - de voir sa croissance, de 2,3 % en 2015, piquer du nez.
Les prévisions se font encore plus sombres lorsque l'on se tourne du côté des comptes extérieurs du pays (balances commerciales et des paiements). Ces derniers affichent un déficit de -7 %. Un record au sein des pays de l'OCDE. Jusqu'ici, ce déficit, essentiellement dû à des importations nettement plus importantes que les exportations made in Great Britain, pouvait être financé grâce à des entrées de capitaux à destination de l'industrie financière britannique. Si cette source devait se tarir, ce serait alors une descente aux enfers pour la livre. Pour l'instant, la Banque centrale d'Angleterre joue les pompiers pour éviter le pire en arrosant les marchés financiers et de changes. Pas sûr qu'elle réussisse à éviter une hémorragie.