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Libération
Royaume-Uni

Jeremy Corbyn : Labour toujours

Le leader travailliste, poussé vers la sortie par 80 % des députés de son camp qui ne l’ont jamais vraiment apprécié, est pourtant soutenu par les adhérents du parti, dont le nombre a explosé depuis son arrivée au pouvoir.
Jeremy Corbyn, le 27 juin devant le Parlement britannique. (Photo Dominic Lipinski. AP)
publié le 11 juillet 2016 à 19h11

Mais qui veut la peau de Jeremy Corbyn ? Depuis la victoire du camp du Brexit, validé par le référendum du 23 juin, le leader du Parti travailliste est la cible d'une bataille interne, digne d'un remake de Game of Thrones, où tous les coups semblent permis. La fronde est menée par les députés de son groupe parlementaire qui, à 80 %, ont signé, au lendemain de la victoire du leave, une motion de défiance exigeant son départ. Dans la foulée, ce sont vingt membres du shadow cabinet, le gouvernement virtuel de l'opposition au Parlement, qui ont démissionné alors que plusieurs ténors du Labour ont exprimé tout le mal qu'ils pensaient de Corbyn, socialiste radical, pacifiste et antiaustérité qui dirige le parti depuis seulement dix mois.

Dernier épisode de cet assaut en règle contre le leader travailliste : samedi, après plusieurs jours d’hésitation, la députée Angela Eagle a proposé sa candidature - officialisée lundi - pour remplacer Corbyn, qui n’est pourtant pas démissionnaire. Cette fois, la guerre est donc déclarée et il y aura bien, à l’automne, une nouvelle élection pour le leadership du parti. Election pour laquelle les députés frondeurs veulent modifier les règles pour empêcher Corbyn de se représenter sans parrainage de députés, comme il peut en principe le faire en tant que leader sortant.

Corbyn, désavoué et autiste? Les médias britanniques - de même qu'une grande partie de la presse étrangère - ont largement véhiculé un sentiment d'agacement à l'égard d'un «leader qui s'accroche», au risque de conduire à la scission du parti. Pourtant, il y a bien quelque chose qui cloche dans ce scénario trop limpide. Détail révélateur : mercredi, soit quelques jours avant l'annonce de sa candidature «spontanée», Angela Eagle a été désavouée par la branche locale de sa propre circonscription électorale, qui a massivement apporté son soutien à Jeremy Corbyn. Un cas qui est loin d'être isolé.

Équation inédite

Cet homme déjà âgé (il a 67 ans), sans charisme particulier, végétarien et républicain dans un pays où la monarchie fait partie du patrimoine national, suscite toujours un grand engouement. A la veille de son élection en septembre, 185 000 nouveaux membres ont adhéré au Parti travailliste, auxquels s’ajoute l’enregistrement de 100 000 sympathisants de plus. Mieux encore, depuis l’annonce du Brexit et le déclenchement des hostilités internes, 100 000 membres supplémentaires ont rejoint le Labour qui en affiche désormais 500 000, contre 150 000 inscrits au Parti conservateur.

Un record impressionnant qu'envieraient bien des dirigeants européens, mais qui n'a guère ému les adversaires de Jeremy Corbyn. «Ils dénoncent une infiltration massive de l'extrême gauche radicale. Alors que celle-ci ne représente pas plus de 10 000 individus au Royaume-Uni !» souligne Richard Seymour, auteur d'une biographie du travailliste récemment publiée, au titre explicite : «Corbyn ou l'étrange renaissance de la politique radicale» - Corbyn : the Strange Rebirth of Radical Politics. Pour cet écrivain très engagé à gauche, le succès de ce leader atypique résulte d'une équation inédite : «Jeremy Corbyn bénéficie tout d'abord du soutien des principaux syndicats, qui sont depuis toujours très liés au Labour. Mais ils ne sont traditionnellement pas très à gauche et soutiennent Corbyn par pragmatisme, sur pression de leur base.»

Et d'ajouter :«Reste que la vraie nouveauté, c'est l'adhésion de milliers de jeunes qui avaient déserté la politique ou votaient occasionnellement pour les Verts. Et qui, pour la première fois, ont l'impression d'avoir face à eux un homme qui parle un autre langage, rejette l'austérité et refuse catégoriquement de céder aux sirènes xénophobes. Il est bien le seul. C'est cette nouveauté que n'ont pas comprise ni digérée tous ceux qui ont été surpris par la victoire de Corbyn à la tête du Parti travailliste en septembre.»

«Gauchistes hardcores»

Ces jeunes, ces «corbynistas» comme on les appelle parfois, on les retrouve surtout au sein de Momentum. Un groupe créé il y a un an, au moment de la campagne pour l'élection de Corbyn, et qui lui a servi de fer de lance mobilisateur. Notamment grâce à un usage massif des réseaux sociaux, qui a permis de contourner des médias généralement considérés comme hostiles à l'actuel leader travailliste. On dépeint parfois ces corbynistas comme des «gauchistes hardcores». Mais ce n'est pas forcément l'impression qui s'en dégage lorsqu'on les rencontre au sein de leur QG dans le nord de Londres.

La réunion qui se déroule ce jour-là évoque plutôt un cours d’université avec un public très jeune et plutôt sage, qui lève le doigt pour participer à cette séance de mobilisation des troupes face à l’offensive des frondeurs. Au centre, dans le rôle du professeur, un barbu quinquagénaire suggère plutôt qu’il n’impose les consignes logistiques, avec souvent une pointe d’humour taquine qui fait rire son auditoire : proche conseiller de Corbyn, Jon Lansman, 58 ans, l’un des fondateurs de Momentum, peut être considéré comme un vétéran de la politique. Mais dans cette salle, il est l’un des seuls.

Emma, 28 ans, aux grands yeux bleus et cascade de cheveux noirs, confirme. Elle fait partie des quatre permanents au siège de Momentum à Londres, qui accueille 10 000 volontaires. Emma ne s'était «jamais intéressée à la politique avant de rejoindre la campagne pour l'élection de Corbyn», il y a un an. Son expérience récente d'institutrice à Birmingham lui a«ouvert les yeux» : «J'étais en poste dans un quartier très défavorisé, j'ai vu des enfants venir à l'école le ventre vide, des parents accablés par les difficultés financières», explique la jeune femme, encore troublée de s'être retrouvée confrontée aux «conséquences concrètes de l'austérité imposée au pays depuis six ans».

«L'époque est à l'urgence», renchérit Claire, une jolie blonde en marinière de 29 ans qui prépare un doctorat en littérature. Elle a découvert Momentum «par des amis, via Facebook». Est-elle inquiète de la crise qui couve au sein du Labour ? «Non, le vrai désastre, c'était avant l'explosion des adhésions, quand le parti était en perte de vitesse !» s'exclame-t-elle avant d'ironiser sur «le timing trop parfait» des frondeurs anti-Corbyn : «Ce n'est qu'une tentative de putsch orchestrée par la droite du parti et les nostalgiques de Tony Blair [Premier ministre travailliste de 1997 à 2007, converti au néolibéralisme, ndlr]. Leur opportunisme est pathétique», dit-elle en soupirant. La théorie du putsch est ainsi très largement répandue parmi les sympathisants de Corbyn. «Je ne suis pas une blairiste, je ne suis pas une corbyniste, je suis moi-même», s'estdéfendue Angela Eagle lundi.

Gala des mineurs

Reste qu'à part leur opposition à Corbyn, ses adversaires n'ont pour l'instant aucun programme alternatif. «Le prétexte choisi pour attaquer Corbyn est même particulièrement malhonnête»,s'insurge Jon Lansman, faisant allusion à ceux qui accusent Corbyn de ne pas avoir assez fait campagne en faveur du maintien dans l'Union européenne.«Les deux tiers des électeurs du Labour ont voté contre le Brexit, le tiers restant émanant surtout de régions paupérisées et désindustrialisées qui ont voulu exprimer un mécontentement. Les proportions sont inversées pour les conservateurs, qui ont vu les deux tiers de leurs électeurs se prononcer en faveur du Brexit. C'est eux qui ont un problème !» s'exclame le «gourou» de Momentum. Il se désole «du temps perdu en luttes internes. On n'aborde pas les vrais débats : ici aussi, comme dans d'autres pays européens, il faut imposer une alternative à l'austérité. Je suis pro-européen, mais l'Union doit écouter les souffrances générées par ces politiques qui n'ont produit qu'une spirale du déclin».

Corbyn est-il pour autant le mieux armé pour gagner les prochaines élections, prévues en 2020 mais qui pourraient survenir plus tôt ? «Il y a encore beaucoup de travail à faire pour convaincre, admet Jon Lansman. Les gens sont effarouchés, le racisme se développe, et ce sont l'extrême droite et les partis nationalistes régionaux qui ont le vent en poupe. Mais il ne faut surtout pas se résoudre à accepter un scénario qui rappelle les années 30. Si la droite du Labour renverse Corbyn, il y aura beaucoup de déçus et une nouvelle hémorragie des membres du parti.»

Pour l'instant, Jeremy Corbyn semble assez imperturbable face aux attaques dont il fait l'objet de la part de ses camarades travaillistes. Alors que samedi à Londres, Angela Eagle confirmait l'annonce de sa candidature, le leader travailliste expliquait ne pas se sentir «sous pression», devant une foule de 150 000 personnes rassemblées pour le Gala des mineurs, à Durham, dans le nord-est de l'Angleterre. Une fête annuelle qui commémore depuis 1871 le souvenir du premier syndicat créé au Royaume-Uni. Mais, désormais, il n'y a plus de mineurs à Durham et leurs luttes resteront dans l'histoire britannique comme la première grande défaite de la gauche au tournant des années 80. Trente ans plus tard, le Labour semble à nouveau à la croisée des chemins.

Theresa May, Première ministre avant l’heure

Nouveau coup de théâtre à Westminster. Andrea Leadsom, seule adversaire de Theresa May pour remplacer David Cameron, a annoncé lundi qu'elle abandonnait. May «est idéalement placée pour mettre en œuvre le Brexit de la meilleure manière possible pour les Britanniques et elle a promis qu'elle le ferait», a expliqué la secrétaire d'Etat à l'Energie face à la presse à Londres. A la surprise générale, elle prive donc les 150 000 membres du Parti conservateur d'un vote et laisse la voie libre à la ministre de l'Intérieur. Celle-ci venait de lancer sa campagne et de répéter qu'elle ne reviendrait pas sur l'issue du référendum. De quoi rassurer les pro-Brexit.

Andrea Leadsom, qui avait obtenu le soutien de 84 députés (contre 199 pour May) a conclu qu'il était «dans l'intérêt du pays de désigner immédiatement une Première ministre solide et largement soutenue». Une fois de plus, une partisane du Brexit jette l'éponge. C'est donc une ministre qui a fait campagne pour rester dans l'UE qui mènera son pays vers la sortie. David Cameron a annoncé qu'il passerait le flambeau à Theresa May mercredi. Après la dernière séance de questions au Premier ministre, il ira donner sa démission à la reine. Jeudi matin, le pays se réveillera avec à sa tête le 76Premier ministre, première femme à ce poste depuis la démission de Margaret Thatcher, en 1990.