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Libération
Décryptage

La société turque toujours plus divisée

Coup d'Etat en Turquiedossier
Après l’échec du putsch, le fossé demeure entre les partisans du président islamo-conservateur et ses opposants, qui redoutent qu’Erdogan, sorti renforcé des événements, accentue sa mainmise sur les institutions du pays.
Des Turcs brandissent le drapeau national place Taksim à Istanbul, le 16 juillet. (Photo Halit Onur Sandal. AFP)
publié le 17 juillet 2016 à 20h21

Trois jours après un coup d'Etat manqué, l'heure du bilan a sonné en Turquie : 265 personnes tuées, 1 440 blessées, 2 839 militaires arrêtés, 2 745 juges et procureurs suspendus de leurs fonctions et 249 membres de hautes juridictions arrêtés. L'unanimité des premières heures n'a pas effacé une polarisation politique qui reste très marquée. D'un côté, un pouvoir turc qui «fête la démocratie» et, de l'autre, une opposition qui craint un «renforcement de l'autoritarisme».

Quelles sont les causes de ce putsch raté ?

Certes, lorsque Recep Tayyip Erdogan et son parti islamo-conservateur, l'AKP, arrivent au pouvoir en 2003, le pays est en pleine déconfiture sur le plan financier. Erdogan parvient à rétablir une certaine stabilité. Mais depuis trois ans, l'homme du «miracle» économique est la figure la plus critiquée de Turquie, dénoncé pour sa dérive autocratique et islamiste. «Ankara n'arrive plus à gouverner la Turquie», écrivait le 4 juillet Sezin Oney. Cette politologue citait notamment, «la crise syrienne, la détérioration des relations avec Moscou, Bruxelles, Washington, Téhéran et Bagdad». Voilà pour le monde extérieur. A l'intérieur du pays, Kadri Gürsel, journaliste du site indépendant Diken, attire l'attention sur «les violations des droits de l'homme en général et celles de la liberté de la presse en particulier. Ou encore les opérations de ratissage dans les régions kurdes». Sociaux-démocrates, militants de gauche, kurdes, alévis, partisans de la laïcité… «C'est toute une moitié de la société turque qui désapprouve la politique d'Erdogan», rappelle le romancier Ahmet Altan. Ce dernier souligne qu'Erdogan n'a eu de cesse de vouloir établir un système présidentiel à la place du système parlementaire en vigueur depuis la création de la République en 1923. Un régime présidentiel qui lui permettrait d'élargir la palette de ces pouvoirs, avec tous les risques de dérives autocratiques que cette réforme comporterait.

Une tentative de coup d’Etat militaire était-elle prévisible ?

Pour Eser Karakas, professeur d'économie à l'université d'Istanbul, la réponse ne fait aucun doute. «Les milieux kémalistes l'évoquaient depuis longtemps, affirme-t-il. La revue américaine "Foreign Policy" l'avait également prévu dans son édition du mois de mai 2016.» Les responsables de l'AKP (317 sièges sur 550 au Parlement turc, soit la majorité absolue), exprimaient eux aussi leurs craintes de voir un jour les militaires fomenter un coup d'Etat.

Quel élément a déclenché cet acte militaire ?

Une réunion du Haut Conseil militaire était programmée pour les derniers jours de juillet. Et c'est justement ce Haut Conseil qui devait procéder à de nouvelles nominations au sein de l'armée et à toute une série de licenciements. Les militaires proches de Fethullah Gülen, l'ennemi juré de Recep Tayyip Erdogan, savaient qu'ils ne manqueraient pas d'être écartés de l'armée turque. «Les putschistes ont fait un dernier pas pour tenter de garder leurs positions dans l'armée», selon Ahmet Sik, journaliste spécialiste de la confrérie Gülen. «Les piètres performances diplomatiques, politiques et désormais économiques sont autant de facteurs qui expliquent cette tentative de coup d'Etat militaire», estime Necati Dogru, chroniqueur au quotidien kémaliste, Sozcu. Et d'ajouter : «les changements politiques envers Israël, la Russie, ou encore la Syrie, sont des échecs de politique étrangère qui n'ont cessé de contribuer à la remise en question du pouvoir d'Erdogan.»

Pourquoi une telle unanimité contre l’armée ?

«L'opposition contre le coup d'Etat militaire n'implique pas un soutien inconditionnel au régime d'Erdogan», précise le journaliste Ahmet Sik. Une très grande majorité de l'opinion publique s'est opposée à la tentative de putsch. Mais seuls les partisans du pouvoir ont manifesté leur soutien à Erdogan. «Certes, il appelle à défendre la démocratie. Mais ce n'est pas en frappant les petits soldats putschistes et en criant "Allah akbar" qu'on peut sauver une démocratie, qui d'ailleurs n'existe pas», rétorque Mehmet Tezkan, commentateur politique de la chaîne d'information NTV.

Pourquoi la tentative de coup d’Etat a-t-elle échoué ?

La Turquie a une longue expérience des coups d'Etat militaires. «Celui de vendredi était l'œuvre d'amateurs. Ou bien il y a eu des manœuvres qu'on ne connaît pas encore et qui seraient le résultat d'une mise en scène du gouvernement qui cherche à renforcer son pouvoir», observe Can Atakli, chroniqueur de Sozcu. Pour réussir un coup d'Etat, chacun sait d'expérience qu'il faut d'abord neutraliser les responsables politiques. Erdogan et son Premier ministre, Benali Yildirim, ainsi que d'autres ministres, ont pu, tout au long de la tentative de putsch, faire des déclarations publiques. Et revient souvent cette idée du complot («on ne voyait plus Erdogan depuis une semaine»). Les putschistes ont omis deux détails : le poids politique du Président et sa capacité à mobiliser les masses populaires. «Ce n'est pas en bloquant la circulation sur les ponts avec des avions de combats F16 ou des hélicos qui survolent la capitale et Istanbul qu'on peut renverser un gouvernement élu», estime le docteur Yusuf Kaplan, proche de l'exécutif.

Quelles seront les représailles ?

Près de 2 840 militaires ont déjà été interpellés et 2 745 juges et procureurs accusés d'être proches de Gülen, ont été suspendus de leurs fonctions. Des mandats d'arrêt ont été lancés contre 249 membres des juridictions du pays (Cour constitutionnelle, Cour de cassation, Conseil d'Etat et Cour des comptes), alors que ces juges ont un statut spécial. «Nous avions promis d'entrer dans leurs nids. Nous y sommes. Et ces opérations vont continuer», a déclaré le Erdogan. Toutes ces personnes seront jugées pour avoir fomenté un coup d'Etat… ce crime jugé le plus grave par la Constitution turque.

Comment le régime va-t-il réagir ?

Le régime d'Erdogan va désormais tout faire pour améliorer ses relations avec Tel-Aviv, Moscou, Bruxelles, Washington et Damas. Le coup d'Etat manqué a redoré l'image du pouvoir en place auprès de la communauté internationale. «Un président accusé d'aider les terroristes de l'Etat islamique est devenu désormais un président qui s'oppose au coup d'Etat et qui sauvegarde la démocratie», écrit Hikmet Cetinkaya du quotidien d'opposition Cumhuriyet. La déclaration conjointe qui condamne la tentative du coup d'Etat, signée par l'ensemble des quatre principaux partis politiques représentés au Parlement, «peut créer une bonne atmosphère pour atténuer la polarisation du pays», affirment de nombreux hommes politiques. «Mais il n'y a aucun signe positif du côté d'Erdogan», note Celal Baslangic, spécialiste du problème kurde. Et d'ajouter : «Les répressions contre l'ensemble des opposants vont s'intensifier. Et après cette victoire, le pouvoir va encore insister sur la nécessité d'adopter une réforme en faveur d'un régime présidentiel.»

La société turque va-t-elle changer ?

«C'est la première fois dans l'histoire du pays que la société civile s'oppose avec force à l'armée», constate Erdinc Yazici, proche du pouvoir. Une opposition qui remet en cause l'idée selon laquelle l'armée était un tabou intouchable de la population. «Le Turc naît en tant que soldat et meurt en tant que soldat», dit un dicton populaire. Jamais dans le passé, lors des précédents coups d'Etat, les Turcs n'étaient descendus dans les rues refusant de respecter un couvre-feu. A l'appel d'Erdogan, les partisans de l'AKP ont certes rempli les places publiques vendredi et samedi. Il s'agissait en majorité d'hommes barbus vêtus de larges pantalons noirs rappelant la tenue des combattants de l'Etat islamique. Parfois armés, ils ont commis des actes de violence.