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Libération
Interview

Nedim Gürsel : «Le risque d’une réforme qui fasse du Parlement une façade»

Pour l’écrivain turc Nedim Gürsel, le scénario le plus probable est celui d’élections anticipées suivies d’un changement constitutionnel vers un régime présidentiel autoritaire.
Nedim Gürsel, à Istanbul, en 2009. (Photo Murad Sezer. Reuters)
publié le 18 juillet 2016 à 20h11

Nedim Gürsel, écrivain turc résidant en France, vient de publier le Fils du capitaine (Seuil), où il met en scène le premier coup d'Etat militaire de 1960. Il analyse les possibles conséquences du 15 juillet.

Le président Erdogan va-t-il profiter de l’échec du coup d’Etat pour enterrer le régime parlementaire ?

Le scénario le plus probable est qu’il profite de sa popularité pour provoquer des élections anticipées et remporter 14 sièges supplémentaires, qui lui permettraient d’obtenir la majorité des deux tiers nécessaire pour modifier la Constitution. Il pourrait alors installer un régime présidentiel autoritaire à sa mesure, dans lequel le Parlement ne serait qu’une façade. Une autre possibilité est de demander à la population par référendum si elle est d’accord pour supprimer le régime parlementaire. Les leaders populistes aiment les référendums. Mais le pouvoir d’un seul homme ne semble pas compatible avec les valeurs de la démocratie.

La démocratie n’était-elle pas déjà bien en peine en Turquie ?

Je ne remets pas en cause la légitimité du gouvernement ni l'élection présidentielle. Mais je constate que depuis l'arrivée de l'AKP [le parti d'Erdogan, ndlr] au pouvoir en 2002, il n'y a plus de démocratie réelle en Turquie : la liberté d'expression et l'indépendance de la justice ne sont pas respectées. La purge menée actuellement est très alarmante. Trois mille juges et procureurs, dont des gens très haut placés à la Cour constitutionnelle ou à la Cour des comptes, sont suspendus ou inculpés, soit 20 % du corps judiciaire. Les procureurs mènent l'enquête sur leurs collègues, sur ordre implicite du Président. C'est une situation inquiétante, pour ne pas dire délirante. Cette chasse aux sorcières pourrait continuer demain dans les universités.

Lundi, une foule de sympathisants de l’AKP a réclamé le rétablissement de la peine de mort pour les putschistes.

Cette tentative de coup d’Etat a été une vraie horreur, avec le Parlement bombardé, l’affrontement armé avec la police, les putschistes ouvrant le feu sur la population. C’est une bonne chose que celle-ci soit descendue dans la rue pour défendre la démocratie. Mais pas en réclamant le rétablissement de la peine de mort, ni en lynchant des soldats, des appelés qui obéissaient aux ordres de leurs supérieurs. Il est temps que ces gens rentrent chez eux.

Erdogan a répondu plutôt favorablement à cette demande…

C’est absurde, et impossible si la Turquie veut toujours entrer dans l’Union européenne. Les juristes pensent que si la peine de mort est rétablie, elle ne pourrait de toute façon pas être rétroactive. Il faut prendre cette déclaration comme un geste populiste électoraliste, et non comme une possibilité sérieuse.

L’adhésion à l’Union européenne est-elle toujours à l’ordre du jour ?

Je défends l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Mais je pense qu’Erdogan a déjà refermé le dossier. Et que le ministre turc chargé des Affaires européennes pourrait aussi bien aller à la pêche qu’à Bruxelles.

Il était frappant d’entendre Erdogan qualifier de «martyrs» les policiers morts.

Si les putschistes avaient réussi, ils auraient eux aussi utilisé ce terme. La majorité de la société est devenue très conservatrice et se réfère de plus en plus à l’islam. Dans le cas d’un régime présidentiel instauré par un islamiste conservateur, la définition de la laïcité, garantie dans la Constitution sur le modèle français, ne sera plus la même qu’aujourd’hui, c’est sûr.

Pensez-vous que le scénario d’un glissement vers un régime autoritaire islamiste est le seul possible ?

On a vu que la Turquie avait évolué, que ce n’est plus celle d’il y a quarante ans. L’époque des coups d’Etat est révolue. Un signe positif dans cette horreur, c’est que les quatre principaux partis politiques ont publié une déclaration commune pour condamner le coup d’Etat et réclamer un dialogue dans la société. Il n’est pas impossible qu’Erdogan tire les leçons de l’épisode pour évoluer vers plus de démocratie, et rétablisse l’Etat de droit. Dans l’histoire récente, la Turquie hésite toujours entre autoritarisme et démocratie. J’espère qu’elle finira par écarter l’autoritarisme et retrouver une démocratie digne de ce nom. Je veux garder cette lueur d’espoir, sinon la Turquie, au bord du gouffre, va finir par tomber dedans.