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Libération
Travail détaché

A Bruxelles, la difficile lutte contre les dérives

Sur le terrain, les inspecteurs du travail font face à de nombreuses irrégularités. Reportage sur un chantier bruxellois.
publié le 19 juillet 2016 à 20h31

Les ouvriers sont intrigués. Ils arrêtent temporairement leur tâche pour scruter les quatorze inspecteurs du travail qui déboulent à l'improviste sur leur chantier de construction à Watermael-Boitsfort, une commune huppée du sud-est de Bruxelles. «Nous procédons à un contrôle ciblé sur les travailleurs détachés, explique Robert Berckvens, inspecteur au service public fédéral de la Sécurité sociale. Le but est de recueillir des indices d'abus, car ils sont fréquents.»

Le détachement n’est pas toujours synonyme de fraude. Il permet aux entreprises européennes d’envoyer des salariés dans un autre pays de l’Union pour y remplir une mission de service. Les sociétés en sont de plus en plus friandes. De 2010 à 2014, le nombre de travailleurs détachés a augmenté de 45 %. Certains secteurs sont devenus dépendants du détachement : en Belgique, plus d’un employé sur deux dans la filière de la construction est un travailleur détaché, souvent venu du Portugal ou d’un pays de l’est de l’Europe.

Le détachement est un système bicéphale, particulièrement complexe. D'un côté, les salariés détachés dépendent de règles de leur pays d'accueil pour leurs congés, leur temps de travail et… leur rémunération. C'est généralement le salaire minimal qui s'applique, pas forcément celui de la convention collective. Les travailleurs ne profitent pas souvent des primes et autres avantages des employés du secteur. Des différences qui, selon la Commission européenne, peuvent créer des écarts salariaux de 10 % à 50 % entre locaux et détachés. De l'autre côté, l'assujettissement à la Sécurité sociale des travailleurs détachés se fait dans leur pays d'origine. Là aussi, des écarts se creusent entre salariés. «La différence des taux de cotisations sociales entre le Portugal et les Pays-Bas, par exemple, crée un avantage concurrentiel de 25 % pour le Portugal. C'est une motivation majeure pour avoir recours au détachement», regrette Séverine Picard de la Confédération européenne des syndicats, qui dénonce le «dumping social» que crée cette situation.

L’écheveau du détachement

Sur le chantier de Watermael-Boitsfort, les ouvriers locaux, belges ou étrangers installés en Belgique, cohabitent avec 17 travailleurs détachés, portugais et roumains. Ces derniers défilent dans un container en métal qui fait office de bureau. Les inspecteurs tentent de démêler l'écheveau du détachement. Combien y a-t-il d'entreprises sous-traitantes ? Quel est le salaire des ouvriers ? Quelles sont leurs primes ? Ont-ils un logement décent ? Qui est leur patron ? Les employés portugais gagnent 1 600 euros par mois. Un salaire honnête, assez proche de ceux pratiqués en Belgique. «Mais attention, explique un inspecteur. Des pays, comme le Portugal ou la Roumanie, créent des systèmes de primes au détachement exemptées de cotisations sociales. Sur 1 600 euros touchés par un travailleur, une partie substantielle de cette somme échappe à toute contribution.»

Viennent ensuite les Roumains. C'est l'équipe d'électriciens. Ils sont employés d'une entreprise basée à Bucarest, sous-traitante d'une société belge, elle-même sous-traitante de l'entreprise en charge du chantier. A la question, «quel est votre salaire mensuel ?» la réponse fuse, claire et sans hésitation : «300 euros». En ajoutant le per diem en liquide de 24 euros pour la nourriture, ces salariés touchent 1 020 euros par mois. Très en dessous du barème belge. Un cas a priori frauduleux. «C'est presque de l'esclavage», s'étouffe une inspectrice.

«Le but des entreprises qui détachent est de payer le moins possible leurs employés, explique Saskia Vanisterbeek, inspectrice sociale. Mais le dumping social, dans le cadre du détachement, peut être légal.» Et justement, les règles du jeu devraient évoluer. Marianne Thyssen, la commissaire européenne à l'Emploi, aux Affaires sociales et à la Mobilité des travailleurs a présenté un projet de révision de la «directive Bolkestein» de 1996 sur le détachement. Son leitmotiv : à travail égal, salaire égal. Une idée que soutiennent les syndicats européens. «L'égalité salariale est un enjeu essentiel pour l'avenir de l'Europe», estime même Séverine Picard. Sauf qu'entre-temps, dix Parlements nationaux de pays d'Europe centrale et orientale ainsi que celui du Danemark ont lancé une procédure dite du «carton jaune», reprochant au texte de Marianne Thyssen de ne pas respecter le principe de subsidiarité. En gros, c'est aux Etats de régler ça (lire ci-contre).

Des entreprises «boîtes aux lettres»

Car derrière les arguties juridiques, se cache un nouvel affrontement entre deux groupes d'Etats. D'un côté, les pays de l'ouest et du nord de l'Europe, qui veulent brider le détachement en en contrôlant les excès. De l'autre, les pays de l'est du continent qui regrettent que l'on entrave la liberté de circulation des services. «Ces Etats invoquent la subsidiarité, mais ce qui leur pose problème c'est que l'égalité salariale aille à l'encontre de leurs avantages concurrentiels et des bénéfices qu'ils peuvent en tirer», pense Claire Dhéret, du think-tank European Policy. L'adoption d'une telle révision de la directive sur le détachement a pour but de réduire les inégalités entre travailleurs européens. Les inspecteurs du travail sont dubitatifs : «Cela ne changera rien aux différences de cotisations sociales. Quant à l'égalité salariale, c'est un premier pas, mais les entreprises trouvent déjà des moyens de contourner les règles.»

En 2014, une directive pour lutter contre les abus et les fraudes au détachement a été adoptée : les chaînes complexes de sous-traitance, les entreprises «boîtes aux lettres», créées à dans le seul but de détacher des travailleurs bon marché, sont évoquées ainsi que la collaboration entre inspections du travail. Les syndicats pensent qu'elle manque trop d'ambition pour être d'une quelconque utilité. En attendant, face à l'ampleur qu'a pris le détachement, les services d'inspection se sentent parfois impuissants. En quittant le chantier de Watermael-Boitsfort, un inspecteur du travail lâche : «Ici, on écume la mer avec une cuillère à soupe.»