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Libération

Aux Philippines, le Président fait massacrer les dealers

publié le 19 juillet 2016 à 19h31

Il y a bien sûr les mots, mais ce sont les chiffres qui commencent à faire froid dans le dos aux Philippines. Entre le 10 mai et le 15 juillet, au moins 408 personnes ont été abattues par les forces de l’ordre ou par des milices, d’après les estimations révélées par la chaîne philippine ABS-CBN, qui se fonde sur des rapports de police et des informations de la presse. Depuis l’élection de Rodrigo Duterte à la présidence, le 9 mai, les exécutions extrajudiciaires de présumés trafiquants de drogue et de délinquants sont en pleine explosion dans tout le pays. Eloignant chaque jour un peu plus les Philippines du cadre d’un Etat de droit.

Des nervis ont fait leur apparition, certains se réclamant de la politique d'éradication promue par Duterte. Les photos de cadavres ont fait irruption dans les pages des médias locaux. Parfois, une pancarte en carton est posée sur la dépouille abandonnée à même le bitume avec pour épitaphe : «Je suis un revendeur.»

Le nouvel homme fort de Manille, qui s'est fait élire sur un programme ultrasécuritaire, antidrogue et anticriminalité, ne renie en rien ses promesses de campagne. Pis, le shérif «punisseur», comme l'a surnommé le magazine Time, semble passer à la vitesse supérieure. Dimanche, fustigeant les «âmes sensibles», «Duterte Harry» a dit sans ambiguïté toutes les libertés qu'il prendra avec la légalité. «Je n'ai pas peur des préoccupations relatives aux droits de l'homme. Je ne permettrai pas que mon pays parte en vrille.»

«Appelez-nous». Duterte n'est pas homme à craindre les reproches ni les critiques, lui qui a promis l'exécution de «dizaines de milliers de criminels» pendant sa présidence. «Je partirai à la retraite avec la réputation d'Idi Amin Dada», a-t-il lancé dimanche, revendiquant la comparaison avec le dictateur ougandais dont le régime causa la mort de 300 000 personnes dans les années 70. Début juin, Duterte avait appelé les Philippins à abattre des trafiquants de drogue. «Appelez-nous ou appelez la police, sinon faites-le vous-même si vous avez une arme, vous avez mon soutien.» Il est même allé jusqu'à promettre des primes de plusieurs milliers de pesos par délinquant exécuté. Comme si le message n'avait pas été assez entendu, le nouveau Solicitor General, un juriste qui représente le gouvernement, est sorti du bois le 11 juillet en demandant aux forces de police de tuer davantage. «A mes yeux, ce n'est pas assez, a dit Jose Calida. Combien y a-t-il de personnes dépendantes à la drogue et de trafiquants aux Philippines ? Nos villages sont quasiment saturés.»

Aux Philippines comme à l'étranger, des élus, la conférence des évêques, des militants, des juristes alertent sur les inquiétantes dérives de la présidence Duterte. Ils accusent le Président d'avoir «engendré une explosion nucléaire de violence qui dégénère de manière incontrôlable et créé une nation sans juges», selon les mots de Jose Manuel Diokno, avocat des droits de l'homme.

Redoutant de faire les frais d’exécutions aveugles, quelque 72 000 trafiquants et consommateurs de stupéfiants se sont rendus à la police dans le pays, où près de 1,8 million de personnes seraient toxicomanes, selon des estimations de l’Agence de lutte antidrogue des Philippines. Des démissions et des licenciements se multiplient dans les rangs de la police.

Barons. Une liste de proscrits a été établie par l'administration, qui s'apprête à afficher le nombre de délinquants et de criminels arrêtés, tués et poursuivis sur un grand panneau aux abords du palais présidentiel. Duterte, lui, a cité les noms de grands barons de la drogue. «Rien ne l'arrête. Mais il risque de se mettre à dos pour de bon l'Eglise, de provoquer une réaction de l'armée et des officiers réformistes, de la justice et du Congrès. Le soutien populaire dont il bénéficie pour l'instant pourrait s'étioler», analyse David Camrou, du Centre d'études des relations internationales (Ceri). Le Président pourrait faire face à une procédure de destitution. C'est pourquoi il s'est donné six mois pour éradiquer les trafics de drogue. Un décompte macabre.