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Libération
Reportage

La peur de parler en plein jour

publié le 22 juillet 2016 à 19h11

La brise n’atténue pas la chaleur. Il fait plus de 30°C au Chakire, café populaire du centre-ville de Çanakkale, sur les bords du détroit des Dardanelles. Comme souvent, l’établissement est plein. Quatre à cinq personnes par table, des habitués. Mais personne ne parle à voix haute. Les clients semblent inquiets.

«Hier, j’étais à Istanbul. Les policiers en civil sur la place Taksim contrôlaient le contenu des messages des réseaux sociaux sur les téléphones portables !

- Mais ils n’ont pas le droit !

- Il n’y a plus de droit, mon petit…»

Ce fonctionnaire à la retraite qui discute avec son petit-fils est furieux. «J'avais même acheté les billets d'avion. Je voulais aller voir mon fils à Hambourg comme tous les étés. Mais tu vois… Interdit de quitter le pays. Parce que j'ai toujours un passeport vert, ceux des fonctionnaires. En plus, l'euro est désormais très cher.» Il raconte aussi à l'enfant «les soldats, les policiers, les civils armés et les véhicules militaires qui circulent dans les rues d'Istanbul». Alors qu'à Çanakkale, la vie quotidienne semble suivre son rythme normal.

Ce n'est pas Istanbul, où des milliers de partisans du président Recep Tayyip Erdogan se réunissent chaque soir pour fêter «la protection de la démocratie» (lire page ci-contre). Même le soir de la tentative de putsch, le 15 juillet, ils n'étaient que quelques dizaines à s'être réunis à l'entrée du port.

Aujourd'hui, personne ne se risque à prévoir quoi que ce soit. Le visage crispé, les habitants réfléchissent. «Il y a beaucoup de questions et très peu de réponses. De plus, ces réponses ne sont pas toutes vraies et satisfaisantes», estime un avocat. «Au moins une dizaine de sites internet et plusieurs publications ont déjà été interdites, affirme un journaliste local. On ne peut plus se fier aux médias, qui sont aux ordres du palais présidentiel.»

A Çanakkale, tout le monde se connaît plus ou moins. Cette ville de 130 000 habitants est dirigée depuis plus de trente ans par la principale formation politique de l’opposition, les sociaux-démocrates du Parti républicain du peuple (le CHP, fondé par Mustapha Kemal Atatürk). A la table voisine de celle du fonctionnaire retraité et de son petit-fils, un groupe de cinq amis s’anime.

«C’est mon quatrième coup d’Etat. Même si ce dernier est raté, il n’y avait pas auparavant ce genre de mesures draconiennes. Mon neveu, qui est prof à l’université, était en Angleterre pour un congrès : il doit rentrer le plus vite possible, dit un ingénieur de la municipalité.

- Mais c’est normal, c’est l’état d’urgence qui a été décrété.

- Et alors, refuser d’organiser les cérémonies funéraires religieuses pour les soldats rebelles tués dans la nuit du 15 juillet, c’est normal aussi ?»

A Çanakkale, tous se sont réjouis de l’échec du coup d’Etat. Mais la perte de tout repère, la négation du droit, l’animosité sans limite d’Erdogan contre Fethullah Gülen et sa confrérie - allié le plus proche du président turc il y a à peine trois ans et aujourd’hui désigné par le régime comme le commanditaire du putsch - dérangent.

«Ces purges tous azimuts ne sont pas convaincantes. Gülen était-il si bien implanté au sein de l’armée, de la justice, dans les écoles, dans les ministères ? reprend l’ingénieur.

- Quoi, tu défends les putschistes ?

- Non, pas du tout… Mais je ne suis pas obligé de soutenir toutes les politiques d’Erdogan.

Au-delà du coup d'Etat raté et des mesures d'urgence prises par la présidence, les clients du café s'inquiètent des conséquences à moyen terme du putsch. «Il n'y aura plus de capital étranger investi en Turquie, il n'y aura plus de touristes», dit l'ingénieur.

Personne ne le dit ouvertement, mais plusieurs universitaires et intellectuels se préparent déjà à s’exiler. Certains disent qu’ils partent en vacances, d’autres voir des amis à l’étranger.

«Même l’entraîneur de l’équipe de foot de Galatasaray, l’ancien gardien de but brésilien Cláudio Taffarel et l’Allemand Mario Gomez, le roi des buteurs, ont quitté le pays», poursuit l’ingénieur.

- Grand-père, toi qui as connu plusieurs coups d'Etat, de quoi as-tu le plus peur ?

- Eh bien, je te le dis franchement, c’est la prison. J’y étais déjà deux fois après les putschs de 1971 et de 1980. A l’époque, j’étais jeune. Je n’appartiens à aucune organisation politique, je suis contre la confrérie Gülen, mais je suis aussi contre Erdogan. Alors ils peuvent m’arrêter, me mettre en prison, et pendant des mois, voire des années, tu ne peux pas démontrer ton innocence !

Le vieil homme a noté, inquiet, que certaines relations de voisinage commençaient à se tendre.

«Mon voisin d’à côté, un commerçant qui soutient Erdogan, n’a pas répondu à mon bonjour ce matin. Tu vois, personne n’a déjà plus confiance en personne.»