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Libération
Reportage

Pro ou anti-Erdogan ? La Turquie coupée en deux après le putsch raté

Coup d'Etat en Turquiedossier
Meetings, rondes à moto… la ferveur des supporteurs de l’AKP ne faiblit pas et inquiète. Du côté de l'opposition, l'exil et les représailles hantent les discussions.
Des partisans du parti au pouvoir, jeudi, sur le pont du Bosphore. (Photo Petros Gianna. AP)
publié le 22 juillet 2016 à 19h11

A Istanbul, les pro-Erdogan occupent la nuit

Cela fait une semaine que leur chef est apparu, au milieu de la nuit, sur l’écran d’un téléphone pour leur ordonner de sortir dans les rues. Immédiatement, les supporteurs de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir, se sont élancés. Par milliers, ils ont fait face aux soldats qui tentaient de renverser leur président. A leurs côtés, barrant la route aux chars, des citoyens turcs de tous horizons politiques, révoltés par cette tentative de coup d’Etat. Mais alors que ces derniers sont rentrés chez eux le lendemain de cette nuit sanglante, les partisans de Recep Tayyip Erdogan, eux, reviennent chaque soir sur les lieux du «crime contre la démocratie».

A Istanbul, leur ferveur ne diminue pas. Au contraire, sciemment entretenue par l’AKP, elle ne fait qu’augmenter. Chaque soir, les scènes de liesse sont les mêmes. En direction de la mairie, du centre de police, des ponts de la ville ou de la place Taksim - des lieux où les putschistes ont été repoussés le 15 juillet -, des kilomètres de bouchons se forment. Les klaxons sonnent quasiment en continu, des jeunes dansent sur le toit des camionnettes, les drapeaux sont omniprésents. Tous les transports publics sont gratuits, et des cars amènent les familles des quartiers éloignés.

Ces rassemblements, à l'origine spontanés, sont devenus des meetings de plus en plus organisés. Désormais, chaque place dispose de son écran géant, de son éclairage, de sa sono, de son animateur. Trois chansons y sont diffusées en boucle : Olürüm Türkiyem («ma Turquie, je mourrai pour toi»), chère aux ultranationalistes ; Ceddin deden, une marche militaire ottomane ; et Dombra, un air traditionnel d'Asie centrale remixé pour la campagne électorale d'Erdogan. Même entonnés pour la dixième fois de la nuit, les tons graves de Dombra scandant le nom du maître du pays syllabe par syllabe ont le pouvoir de mettre la foule en transe.

Entre 20 heures et 5 heures du matin, le peuple de l'AKP règne sur la ville. Dans le quartier très conservateur de Fatih, des centaines de manifestantes portent le tchador. Beaucoup de religieux qui, depuis les mosquées, incitent les croyants à tenir les rues, sont aussi présents. La circulation est entièrement bloquée. Des familles pique-niquent sur le bas-côté des routes, tandis que des jeunes survoltés agitent frénétiquement un drapeau géant en criant : «Allah bismillah, Allah akbar !»

Le point d'orgue de la soirée est bien sûr l'apparition du Président sur l'écran géant, vers minuit. Avec son allocution retransmise en multiplexe dans toutes les villes du pays, Erdogan galvanise ses troupes en état d'adoration. Le chef de l'Etat sait qu'il est en train d'écrire le chapitre le plus important de son propre mythe. Alimentant la légende, des speakers font l'éloge de la résistance démocratique incarnée par le président élu, cet homme qui, «par la grâce de Dieu», est toujours debout pour les guider.

Dans Istiklal, la grande rue qui mène à la place Taksim, le contraste est net entre la masse des manifestants de l’AKP et les promeneurs de ce riche quartier «européen» à la fois commerçant, touristique et festif. Tous les soirs, les familles pauvres d’Istanbul, bandeau rouge ou vert sur le front, remontent fièrement l’avenue en chantant des slogans religieux. Depuis que les bars et les clubs ont rouvert, elles croisent des étudiants, des artistes et des créatures nocturnes qui appartiennent à un autre monde. Désormais, c’est le peuple d’Erdogan qui domine Taksim. Une revanche sur les manifestations de 2013 contre son autoritarisme, qui se déroulaient sur cette même place.

Toute la nuit, des jeunes à moto, à scooter ou sur des mobylettes de livraison effectuent des rondes dans la ville pour clamer leur victoire et leur amour d'Erdogan. Ivres d'un sentiment de puissance nouveau, ces bruyants convois s'aventurent parfois dans des quartiers d'opposition. Gazi, bastion de la gauche populaire peuplé de Kurdes et d'Alévis, en est un. Ici, les petites rues n'ont pas de nom, mais des numéros. Dimanche, «environ 400 fanatiques [supporteurs de l'AKP, ndlr] sont entrés dans le quartier, protégés par la police, soi-disant pour sécuriser Gazi», témoigne Harun, 58 ans. «Certains avaient des couteaux, d'autres des pistolets, j'ai vu les armes. Ils criaient "Nous allons couper la tête des Alévis". On aurait dit des hommes de Daech.» Harun et son fils sont sortis pour les chasser de la rue. Au même moment, sa sœur Bedriye a été touchée à la cuisse par une balle, sur son perron. Depuis, les habitants de Gazi, en particulier les jeunes, surveillent les entrées du quartier. «La tension est permanente. Depuis quelques années, on nous fait la vie dure, mais maintenant, on craint le pire, raconte Nesli, étudiante de 19 ans. Les heurts avec la police sont quotidiens, les blessés aussi.» A Gazi, Taksim ou Fatih, chaque nuit depuis une semaine, les fractures du pays se réveillent. En excitant ses fidèles, Erdogan joue avec le feu : peu à peu, ses opposants sont en train de devenir ses ennemis.

A Çanakkale la peur de parler en plein jour

La brise n’atténue pas la chaleur. Il fait plus de 30°C au Chakire, café populaire du centre-ville de Çanakkale, sur les bords du détroit des Dardanelles. Comme souvent, l’établissement est plein. Quatre à cinq personnes par table, des habitués. Mais personne ne parle à voix haute. Les clients semblent inquiets.

«Hier, j’étais à Istanbul. Les policiers en civil sur la place Taksim contrôlaient le contenu des messages des réseaux sociaux sur les téléphones portables !

- Mais ils n’ont pas le droit !

- Il n’y a plus de droit, mon petit…»

Ce fonctionnaire à la retraite qui discute avec son petit-fils est furieux. «J'avais même acheté les billets d'avion. Je voulais aller voir mon fils à Hambourg comme tous les étés. Mais tu vois… Interdit de quitter le pays. Parce que j'ai toujours un passeport vert, ceux des fonctionnaires. En plus, l'euro est désormais très cher.» Il raconte aussi à l'enfant «les soldats, les policiers, les civils armés et les véhicules militaires qui circulent dans les rues d'Istanbul». Alors qu'à Çanakkale, la vie quotidienne semble suivre son rythme normal.

Ce n'est pas Istanbul, où des milliers de partisans du président Recep Tayyip Erdogan se réunissent chaque soir pour fêter «la protection de la démocratie» (lire page ci-contre). Même le soir de la tentative de putsch, le 15 juillet, ils n'étaient que quelques dizaines à s'être réunis à l'entrée du port.

Aujourd'hui, personne ne se risque à prévoir quoi que ce soit. Le visage crispé, les habitants réfléchissent. «Il y a beaucoup de questions et très peu de réponses. De plus, ces réponses ne sont pas toutes vraies et satisfaisantes», estime un avocat. «Au moins une dizaine de sites internet et plusieurs publications ont déjà été interdites, affirme un journaliste local. On ne peut plus se fier aux médias, qui sont aux ordres du palais présidentiel.»

A Çanakkale, tout le monde se connaît plus ou moins. Cette ville de 130 000 habitants est dirigée depuis plus de trente ans par la principale formation politique de l’opposition, les sociaux-démocrates du Parti républicain du peuple (le CHP, fondé par Mustapha Kemal Atatürk). A la table voisine de celle du fonctionnaire retraité et de son petit-fils, un groupe de cinq amis s’anime.

«C’est mon quatrième coup d’Etat. Même si ce dernier est raté, il n’y avait pas auparavant ce genre de mesures draconiennes. Mon neveu, qui est prof à l’université, était en Angleterre pour un congrès : il doit rentrer le plus vite possible, dit un ingénieur de la municipalité.

- Mais c’est normal, c’est l’état d’urgence qui a été décrété.

- Et alors, refuser d’organiser les cérémonies funéraires religieuses pour les soldats rebelles tués dans la nuit du 15 juillet, c’est normal aussi ?»

A Çanakkale, tous se sont réjouis de l’échec du coup d’Etat. Mais la perte de tout repère, la négation du droit, l’animosité sans limite d’Erdogan contre Fethullah Gülen et sa confrérie - allié le plus proche du président turc il y a à peine trois ans et aujourd’hui désigné par le régime comme le commanditaire du putsch - dérangent.

«Ces purges tous azimuts ne sont pas convaincantes. Gülen était-il si bien implanté au sein de l’armée, de la justice, dans les écoles, dans les ministères ? reprend l’ingénieur.

- Quoi, tu défends les putschistes ?

- Non, pas du tout… Mais je ne suis pas obligé de soutenir toutes les politiques d’Erdogan.

Au-delà du coup d'Etat raté et des mesures d'urgence prises par la présidence, les clients du café s'inquiètent des conséquences à moyen terme du putsch. «Il n'y aura plus de capital étranger investi en Turquie, il n'y aura plus de touristes», dit l'ingénieur.

Personne ne le dit ouvertement, mais plusieurs universitaires et intellectuels se préparent déjà à s’exiler. Certains disent qu’ils partent en vacances, d’autres voir des amis à l’étranger.

«Même l’entraîneur de l’équipe de foot de Galatasaray, l’ancien gardien de but brésilien Cláudio Taffarel et l’Allemand Mario Gomez, le roi des buteurs, ont quitté le pays», poursuit l’ingénieur.

Grand-père, toi qui as connu plusieurs coups d'Etat, de quoi as-tu le plus peur ?

- Eh bien, je te le dis franchement, c’est la prison. J’y étais déjà deux fois après les putschs de 1971 et de 1980. A l’époque, j’étais jeune. Je n’appartiens à aucune organisation politique, je suis contre la confrérie Gülen, mais je suis aussi contre Erdogan. Alors ils peuvent m’arrêter, me mettre en prison, et pendant des mois, voire des années, tu ne peux pas démontrer ton innocence !

Le vieil homme a noté, inquiet, que certaines relations de voisinage commençaient à se tendre.

«Mon voisin d’à côté, un commerçant qui soutient Erdogan, n’a pas répondu à mon bonjour ce matin. Tu vois, personne n’a déjà plus confiance en personne.»