Que la France soit «attaquée pour ses valeurs», comme le répètent régulièrement les responsables politiques, est un argument auquel l'organisation Etat islamique (EI) est le premier à souscrire. En retour, c'est au nom de ses propres valeurs, opposées, que le groupe jihadiste a désigné la France, ces deux dernières années, comme sa cible prioritaire. «Laïcité» est traduite par «mécréance», «liberté» par «dépravation et obscénité» et «liberté d'expression» par «insulte au prophète». Dans un message vidéo adressé à François Hollande et au peuple français, diffuséen janvier 2015 au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, les propagandistes de l'EI accusent notre pays «d'avoir franchi toutes les lignes rouges». Ils justifient et se félicitent d'un massacre pourtant organisé et exécuté par le mouvement rival Al-Qaeda.
«Croisés»
Juste après le 13 Novembre, attaque clairement et fièrement revendiquée, planifiée et menée par des hommes de l'EI, ce «message à la France» est mis à jour. Ils soulignent alors que le pays «reste en tête des cibles de l'Etat islamique tant qu'elle mènera sa croisade, osant insulter [le] prophète et se vantant de combattre l'islam en France pendant que leurs avions bombardent les terres du califat». Dans la logique et la rhétorique des formations jihadistes, l'Hexagone représente le pays le plus «mécréant», notamment à cause des lois contre le voile intégral, en 2010, et contre les signes religieux à l'école, en 2004, vilipendées par les dirigeants d'Al-Qaeda.
L'engagement dans le conflit en Afghanistan, puis dans celui du Mali, a également servi de prétexte aux jihadistes pour assimiler les Français à des «croisés» en guerre contre les musulmans. Et si la France n'est que l'une des grandes démocraties engagées dans le combat contre le jihadisme, ses dirigeants sont aussi ceux qui font le plus référence, dans leurs déclarations, à la notion de «guerre pour les valeurs».
Initiative
«Ce discours sur les valeurs rappelle celui de George W. Bush et des néoconservateurs américains au lendemain du 11 Septembre, lorsque "la guerre globale pour sauver les libertés" avait été déclarée», souligne Fawaz Gerges, professeur de sciences politiques à la London School of Economics et auteur d'une histoire de l'Etat islamique (1). Une rhétorique qui ne peut que provoquer les terroristes en confortant leur posture de défi face aux grandes puissances mondiales qui leur ont déclaré la guerre. «En prenant publiquement le leadership du combat contre l'EI, la France s'offre comme un ennemi prioritaire», considère Fawaz Gerges.
Autre facteur fondamental qui fait de la France une cible majeure, c'est le très grand nombre de jihadistes français (dont certains d'origine maghrébine) engagés dans les rangs de l'EI, en Syrie essentiellement. «A Raqqa, les Français musulmans sont les plus nombreux parmi les Européens et ils sont très influents à l'intérieur de l'Etat islamique. Le français est devenu la première langue étrangère parlée, d'ailleurs, dans la ville», rapporte Tarek, un instituteur parti de Raqqa l'an dernier. «Ils sont appréciés parce que beaucoup d'entre eux ont des compétences techniques très recherchées dans les télécommunications, mais aussi dans la fabrication d'explosifs.» Le jeune homme, qui s'est intéressé de près au fonctionnement de l'EI avant de fuir sa ville, explique que les décisions de lancer des attaques contre la France n'ont pas besoin de remonter jusqu'à Abou Bakr al-Baghdadi, le calife irakien autoproclamé. «L'initiative doit venir d'un Français, membre de la section des actions extérieures de l'organisation, probablement à Raqqa ou peut-être à Mossoul, auquel on confie la responsabilité totale des opérations, depuis la planification et le recrutement jusqu'à l'exécution.» Maintenant qu'il est devenu beaucoup plus difficile, pour les candidats au jihad, de traverser la frontière turque pour rejoindre l'EI, ils ont reçu l'ordre d'agir là où ils sont, en France ou ailleurs en Europe.
«Moyens»
Le ciblage privilégié de l'Hexagone, ces deux dernières années, par les attentats, est aussi le résultat de l'influence de ces Français. «Marginalisés, rejetés ou délinquants, ces jeunes, qui ont des comptes à régler avec la France, transforment leur combat en une priorité pour l'Etat islamique», souligne Fawaz Gerges. Ils s'appuient sur des contacts, des réseaux et des infrastructures criminelles qu'ils ont dans l'Hexagone pour organiser les attentats.
La proximité avec la France est aussi un facteur, et non le moindre. «Les membres de l'EI rêvent de pouvoir atteindre les Etats-Unis, l'ennemi absolu et la "tête du serpent", mais ils n'en ont pas les moyens», poursuit Fawaz Gerges. Par opportunisme, l'organisation jihadiste vise notre pays, accessible, en redoublant de menaces. «La France ne connaîtra la paix et la sécurité que quand celles-ci régneront sur les terres du califat», prétendait un jihadiste au lendemain du massacre de Nice. Rien n'est moins sûr. Cette question rhétorique ne se posera plus si l'EI perd tous ses territoires.
(1) ISIS: A History Princeton University Press, April 2016