C’est un scénario digne d’un film d’espionnage en pleine guerre froide. Début avril, 12 employées d’un restaurant nord-coréen en Chine ainsi que leur manager sont arrivés à Séoul, où ils ont, comme les 29 000 transfuges déjà passés du Nord au Sud, été pris en charge par les autorités sud-coréennes. Leur histoire est inhabituelle par bien des aspects.
Tout d’abord, de telles défections de groupe, risquées, sont rares. Par ailleurs, Pyongyang trie toujours sur le volet ceux qu’il autorise à vivre à l’étranger. Pour le pays aux poches vides, ces établissements sont de précieux pourvoyeurs de devises.
Enfin, alors que ces arrivées au Sud se font dans la plus grande discrétion, le ministère de la Réunification sud-coréen s'est cette fois-ci empressé d'annoncer l'événement. Moins d'une semaine avant les élections législatives de mi-avril, l'occasion était vraisemblablement trop belle pour la présidente Park Geun-hye d'assener un coup de massue à Kim Jong-un. Pour Séoul, chaque réfugié qui passele 38e parallèle est une victoire idéologique contre l'ennemi. Toutefois, en claironnant la nouvelle, le gouvernement s'est retrouvé au milieu d'une polémique dont il aurait préféré se passer.
Aussitôt après l’annonce faite par le Sud, les médias nord-coréens crient au kidnapping. Dans une interview à CNN à Pyongyang, les sept serveuses du même restaurant retournées en Corée du Nord après l’incident assurent, en pleurs, que leurs collègues n’avaient aucune intention de fuir. Elles seraient tombées dans un piège tendu par leur manager. Des rumeurs racontent que certaines des 12 employées auraient entamé une grève de la faim contre leur détention par les services de renseignement sud-coréens (la NIS), procédure habituelle à l’arrivée de réfugiés du Nord.
Anonymat
Pyongyang propose une rencontre entre les ex-employées et leurs familles à la frontière, Séoul refuse et rétorque que les serveuses sont venues «de leur plein gré» et «sans aide extérieure». «Qui voulez-vous croire, si vous ne croyez pas notre gouvernement ? Vous n'allez quand même pas croire la Corée du Nord ?» répond à Libération Jeong Joon-hee, porte-parole du ministère de la Réunification. Estimant que «la date de la défection et de son annonce était très suspecte», un collectif d'avocats sud-coréens baptisé Minbyun et spécialisé dans les droits de l'homme a demandé à rencontrer les 12 employées. La requête a été validée par le ministère de la Justice, mais les intéressées ne se sont pas présentées à l'audience fin juin. La NIS doit les garder des mois à l'abri des regards dans son Centre pour la protection des réfugiés nord-coréens, d'habitude réservé aux réfugiés de très haut rang, assurant vouloir conserver leur anonymat. Il faudra attendre l'automne pour entendre la version des protagonistes, une fois leur programme d'interrogatoire et d'insertion terminé.
D'ici là, beaucoup de questions restent en suspens. Pourquoi avoir pris le risque de partir en groupe ? «Il se peut que le restaurant n'ait pas réussi à envoyer assez d'argent à Pyongyang et que les employés aient eu peur de représailles», avance Kim Seok-hyang, chercheuse spécialiste des réfugiés nord-coréens. Le régime ferait en effet de plus en plus pression sur ses établissements à l'étranger. Le gouvernement sud-coréen aurait-il été impliqué en amont ? «Improbable, répond Kim Seok-hyang. Ces serveuses ne sont pas des personnes haut placées du régime, qui auraient des informations précieuses à délivrer.»
Intermédiaire
Dans cette histoire, l'épisode le plus saugrenu reste l'intervention de Kiyul Chung, un Sud-Coréen disposant d'un passeport américain. Chargé de cours à l'université Kim Il-sung de Pyongyang et multipliant les séjours au Nord, il a joué le rôle d'intermédiaire entre le collectif d'avocats et les familles des 12 serveuses. Dans un hôtel de la capitale nord-coréenne, en présence d'agents du régime, il a fait signer une procuration aux parents pour que l'un des avocats représente leurs filles devant la justice sud-coréenne… Un papier jugé invalide par cette dernière. «Ces jeunes filles ont été kidnappées par des espions sud-coréens, cela arrive régulièrement», a-t-il assené via Skype à Libération. D'après lui, Séoul aurait profité du fait que le manager s'était endetté en Chine pour l'utiliser. Chung, qui se présente comme un militant pacifiste pour la réunification, est interdit de territoire en Corée du Sud à cause de ses propos jugés pro-Nord.
A Séoul, les représentants de Minbyun se montrent plus modérés. En plus de faire la lumière sur les motivations des serveuses, ils s'attachent à questionner les conditions de détention des réfugiés nord-coréens au Sud. Début juillet, le collectif d'avocats et la branche coréenne d'Amnesty International ont dénoncé la période de détention, jugée trop longue, et le manque d'accès des réfugiés à un avocat indépendant. «Nous souhaitons aussi vérifier qu'elles sont en bonne santé», explique Nam Se-youn.
Il y a trois ans, l'organisation avait dévoilé un scandale qui avait obligé le chef des services secrets à démissionner. Une enquête sur un réfugié accusé à tort d'espionnage avait révélé que l'agence falsifiait des documents et avait fait pression sur la sœur de l'accusé afin qu'elle témoigne contre lui. «Cette affaire révèle à quel point la NIS est politisée et se sent au-dessus des lois, analyse Sokeel Park, de l'ONG Liberty in North Korea. Dans un système idéal, on aurait un meilleur équilibre des pouvoirs et l'enquête aurait été lancée non pas par un groupe comme Minbyun, mais par une instance judiciaire indépendante.»