L'espoir a fait place à la honte. Anua, consultant de 38 ans vivant à Jakarta, avait fait campagne il y a deux ans pour l'élection à la présidence de Joko Widodo. «Jokowi», comme le surnomment les Indonésiens, incarnait un renouveau politique dans le plus grand pays musulman du monde, aux mains d'une caste politico-militaire depuis l'instauration de la démocratie en 1998. «C'était notre Barack», se souvient Anua, qui a distribué des tracts, fait du porte à porte et vanté le programme anticorruption de Jokowi auprès de ses proches. La presse internationale avait bombardé ce fils du peuple et héritier des mouvements de la société civile en homme providentiel. Time en avait même fait sa une, titrant «Un nouvel espoir». Avec ce provincial au teint mat, aux baskets usées et aux chemises à fleurs et à carreaux, la démocratie et les libertés allaient progresser dans ce pays de 260 millions d'habitants.
Las, deux ans plus tard, l'espoir s'est envolé. L'Indonésie a exécuté quatre condamnés à mort dont trois étrangers pour trafic de drogue dans la nuit de jeudi à vendredi, peu après minuit. Dix autres exécutions avaient été annoncées. «Nous sommes désormais vus de l'étranger comme un pays qui tue des gens, se désole l'ex-militant Anua, qui a rejoint les rangs croissants des déçus de Jokowi. Alors que nous sommes un grand pays, nous devrions aller vers plus de progrès. Mais nous allons tuer de nouveau. Et on ne peut rien faire contre ça, j'ai honte d'être indonésien.»
Depuis son arrivée aux affaires en 2014, Jokowi a fait fusiller 14 personnes en deux vagues. Avec ces nouvelles exécutions prévues, il devient surtout le président qui aura le plus appliqué la peine de mort dans le pays depuis 1998 : 28 personnes fusillées sous son régime, quand 21 l’ont été entre 1999 et 2014. L’annonce de ces nouvelles exécutions a aussi longtemps fait craindre pour la vie du Français Serge Atlaoui, condamné à mort en Indonésie pour trafic de drogue en 2007. Ce plombier, accusé d’avoir aidé à la construction d’un laboratoire clandestin, ne dispose plus d’aucun recours pouvant lui faire éviter la sentence, comme ce fut le cas en avril 2015.
A la mi-juillet, ses proches ont annoncé que la vie du Français n'était pas en danger pour 2016. Or, le procureur général Muhammad Prasetyo a annoncé vouloir procéder à une trentaine d'exécutions l'année prochaine. «Le procureur a multiplié les déclarations à l'emporte-pièce sur les condamnations à mort. Mais dans le même temps, il y a un vrai débat au sein de l'administration présidentielle, assure un diplomate en poste à Jakarta, qui souhaite garder l'anonymat. On sent une fébrilité et on entend des informations contradictoires. Ce n'est probablement pas un hasard si parmi les condamnés à mort ne figurent que quatre étrangers [du Nigeria, Zimbabwe, Pakistan et Inde, ndlr] originaires de pays qui ne font pas de la peine de mort un casus belli comme en Occident.»
Funèbre cortège
Jeudi, Jakarta a rejeté les appels des Nations unies et de l’UE à renoncer aux exécutions. Au même moment, un funèbre cortège de 17 ambulances avec 14 cercueils se rendait au complexe pénitentiaire de l’île de Nusakambangan. Là, en avril 2015 déjà, le gouvernement avait fait tuer huit personnes dont sept étrangers et s’était attiré une volée de critiques. L’Australie avait même rappelé temporairement son ambassadeur après la mort de deux de ses ressortissants passés par les armes.
Mais l'éphémère brouille diplomatique avec Canberra n'a pas changé les projets de Jakarta. «Jokowi sait qu'il ne prend aucun risque sur ce terrain-là, poursuit le diplomate. L'opinion publique et une bonne part de la classe politique sont largement favorables à la peine de mort. Sa position a certainement évolué positivement, mais il est vrai qu'il s'est piégé tout seul en affichant un ton ferme, et en fermant la porte à toute discussion sur le sujet.» D'autres exécutions auront lieu. Jokowi insiste pour dire que le pays va continuer son combat contre les trafiquants de drogue. Une manière de pointer du doigt encore une fois les étrangers, tenus pour responsables de répandre leurs maux dans la société indonésienne. Au grand dam des ONG et des associations de la société civile, qui avaient porté sa candidature en 2014, Joko Widodo entend se poser en dirigeant à poigne. La culture de l'homme fort qui a longtemps été la marque des leaders indonésiens, même depuis le retour de la démocratie en 1998, séduit toujours une partie de la société.
Remaniement
«Nous sommes le plus grand pays musulman du monde. Mais nous avons besoin d'un président fort, parce qu'il y a beaucoup de cultures et de communautés différentes. Il faut quelqu'un que les délinquants craignent, comme on redoutait l'ancien dictateur Suharto», dit Nika, cheffe d'entreprise, les yeux rivés sur une télé qui diffuse un discours du président, dans un restaurant du quartier d'affaires de Jakarta. Signe d'une dérive autoritaire, le président indonésien a procédé à un remaniement controversé mercredi. En nommant Wiranto, un ancien général, au poste crucial de ministre de la Sécurité, il a pris le risque de ternir un peu plus son image. Wiranto, ex-commandant des forces armées, a été accusé d'avoir commis des atrocités au Timor-Oriental à la fin des années 90, quand des milices et des forces armées contestaient les résultats du référendum d'autodétermination.
«C'est un comble. Après avoir ordonné une nouvelle série d'exécutions, le président Jokowi décide de remettre le contrôle des services de sécurité du pays à un homme qui a été inculpé de crimes contre l'humanité par un tribunal parrainé par l'ONU», analyse Josef Benedict, directeur adjoint du programme Asie du Sud-Est et Pacifique à Amnesty International. Comme le rappelle Yohanes Sulaiman, maître de conférences en politique et sécurité intérieure à Bandung, «Wiranto est considéré comme quelqu'un de qualifié et Jokowi ne prête pas plus que ça attention aux questions des droits de l'homme. Il estime que le poste doit revenir à des personnes qualifiées, même si elles sont déjà trop vieilles, ou, dans le cas de Wiranto, très controversées en raison de leurs antécédents.» Aux yeux de Yohanes Sulaiman, cette nomination représente bien l'ambivalence de Joko Widodo. D'un côté, il cherche à être populaire auprès des différentes communautés et des partis politiques de sa coalition. De l'autre, il cherche à asseoir son image de chef d'Etat à poigne, et à pallier sa relative inexpérience.
L'homme neuf et intègre de la campagne s'est éclipsé, et n'échappe pas toujours à des mesures populistes pour être en phase avec l'air du temps. Lorsque l'opinion publique s'emballe sur le viol et le meurtre d'une adolescente de 14 ans à l'ouest de Sumatra, le président annonce la castration chimique pour les pédophiles. Lorsque les groupes radicaux redoutent la libération des mœurs, impulsée par les communautés LGBT de plus en plus actives dans le pays, le gouvernement fait supprimer les emoticones représentant l'homosexualité sur les téléphones indonésiens. Lorsque les médias débattent de l'augmentation de la consommation d'alcool chez les jeunes, l'Indonésie en interdit la vente dans les petits commerces.
«Il y a ce groupe radical musulman en Indonésie, le Front de défense islamique, qui prend de plus en plus de place. Le gouvernement doit composer avec la radicalisation de certaines franges de la population», reprend le consultant Anua. A la télévision ou dans les journaux indonésiens, très peu de critiques sont adressées au Président. Les images le montrent droit dans ses bottes officielles. Un brin martial, Jokowi s'est récemment mis en scène sur le pont d'un bateau de guerre pour défendre les droits des pêcheurs indonésiens, face au braconnage des Chinois autour de l'archipel indonésien des Natuna en mer de Chine méridionale. Oubliées les poses du candidat qui écoutait Metallica et se présentait en tee-shirt-baskets lors des débats télévisés, du jamais vu en Indonésie. Désormais, il apparaît le plus souvent en costume et cravate rouge. La seule excentricité qu'il s'autorise est la chemise batik, traditionnelle dans le pays. «Jokowi reste très populaire, une grande partie de la population lui fait confiance. Ce sont surtout nous, les progressistes, qui nous sentons trahis», note Tunggal Prawesti, une jeune activiste LGBT.
Pourtant, comme le rappelle l'expert Yohanes Sulaiman, Jokowi «n'a jamais fait campagne avec une vision libérale des droits de l'homme, il n'a jamais promis par exemple d'abolir la peine de mort, de s'excuser pour les atrocités passées commises par les forces armées, etc.»
«Idées reçues»
Le programme en neuf points de sa plateforme de campagne de 2014 ne comportait qu'une «petite partie sur la tolérance religieuse et la question des droits», complète le diplomate de Jakarta. «Face au leader autoritaire Prabowo, critiqué pour son militarisme et son fascisme, Jokowi est apparu par défaut comme un champion des droits de l'homme qu'il n'était pas vraiment dans la réalité.» Depuis, son entourage, dont une partie est issue du monde associatif, tente de faire passer des messages à destination de la société civile, pour garder un semblant de lien avec ses ex-soutiens. Tunggal Prawesti, la jeune activiste LGBT, reste persuadée que les exécutions et les mesures radicales prises par Widodo sont aussi un moyen de cacher un bilan économique décevant. «Il surfe sur des idées reçues populaires. Que la drogue ruine notre nation et touche en majeure partie les enfants, par exemple. C'est un moyen de se dédouaner et de cacher certaines de ses erreurs aussi.»
Jokowi continue à tirer profit du bilan médiocre de l'ancien président Susilo Bambang Yudhoyono (SBY) entre 2004 et 2014. Après deux mandats décevants, au cours desquels l'homme a été taxé de laxisme, notamment pour sa lutte anticorruption, certains Indonésiens souhaitaient voir un changement radical à la tête du pays. «SBY n'a clairement rien fait pour le pays, tout était en pilotage automatique», juge le consultant en marketing Anua. «Il a été le plus mauvais de nos présidents, mais il a bien été réélu. J'ai assez peu de doutes que Joko Widodo le sera aussi. Jokowi, c'est la même marque que les autres présidents, seul le marketing diffère.» Anua le militant a fait place à l'opposant.