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Libération
Interview

Isabelle Attané «On ne peut pas penser que ces parents chinois sont indignes»

Isabelle Attané, chercheuse à l’Ined, replace le phénomène des «laissés derrière» dans le contexte économique.

Publié le 31/07/2016 à 19h21

Démographe et sinologue à l'Institut national d'études démographiques, à Paris, Isabelle Attané a publié la Chine à bout de souffle (Fayard, 2016).

Comme expliquer l’ampleur du phénomène des enfants «laissés derrière» ?

Depuis les années 90, la migration des travailleurs à l’intérieur de la Chine a été phénoménale. On estime que plus de 200 millions de personnes d’origine rurale sont parties travailler dans les usines des grandes villes de la côte Est. Or, lorsqu’on travaille quatorze heures par jour, 360 jours par an, avec un bas salaire, on ne peut pas s’occuper de ses enfants ni payer un logement suffisamment grand. Il faut replacer le problème dans le contexte économique des trente dernières années et ne pas penser que les parents chinois sont indignes et laissent leurs enfants à l’abandon par choix. Même si, dans la culture chinoise, il est moins problématique que dans la nôtre de confier ses enfants à des proches.

Dans quelle mesure le système du hukou, le passeport intérieur, a-t-il généré cette situation ?

Même si les gens travaillent en ville, ils gardent leur hukou rural, avec lequel il est difficile de scolariser leurs enfants en ville, de les soigner. On peut faire la comparaison avec certains migrants étrangers qui travaillent en France mais à qui on ne donne pas de papiers, et qui n'ont donc pas accès aux services sociaux et à la sécu. Sauf qu'en Chine, la plupart des migrants ont un statut illégal à l'intérieur même de leur pays.

La responsabilité est-elle donc aussi politique ?

D’une certaine manière, le gouvernement fait venir la main-d’œuvre des campagnes et ne lui permet pas de vivre comme des citadins à part entière, dans des conditions de vie décentes. Mais le pouvoir préfère rejeter la responsabilité sur les parents, l’école, les tuteurs…

Des chiffres montrent une légère baisse du nombre d’enfants «laissés derrière» depuis l’an dernier…

Les salaires ayant beaucoup augmenté et l’inégalité des salaires entre la côte orientale et l’intérieur s’étant beaucoup réduite, le bénéfice de la migration est devenu moins important. Il y a vingt ans, on pouvait gagner deux ou trois fois plus en ville, aujourd’hui peut-être seulement 30 % de plus. Les parents savent bien que les enfants laissés à la campagne vivent dans des conditions socio-économiques assez rudes, que leur éducation n’est pas au niveau. Ils calculent si ça vaut le coup de se séparer de leur famille qu’ils ne verront plus qu’une ou deux fois par an. Alors certains choisissent de se réinstaller en province, ou ne partent pas.

Et trouvent-ils du travail ?

Les salaires ayant donc beaucoup augmenté, des usines de la côte ont commencé à se délocaliser dans le centre de la Chine où ils restent moins élevés. Et le pays commençant à manquer de main-d'œuvre, les provinces intérieures mènent une politique un peu offensive, offrant par exemple des primes d'installation. Les personnes qui se font embaucher dans les usines ont un peu plus de marge pour négocier conditions de travail et salaire. La réforme du hukou, qui mènera à terme à sa suppression, et les changements économiques peuvent amener à une résorption du problème des enfants «laissés derrière». En tout cas partiellement.