Ce lundi, s’ouvrent officiellement les consultations pour former le gouvernement
«d’union nationale»
appelé de ses vœux par le président de la République tunisien, Beji Caïd Essebsi. Le Premier ministre Habib Essid, technocrate sans affiliation politique, a démissionné après dix-huit mois passés à la «Kasbah». Samedi soir, 118 députés (sur 191 présents) ont voté la défiance à l’égard de son gouvernement. Kader Abderrahim, spécialiste du Maghreb à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et maître de conférences à Sciences-Po Paris (1), revient sur cette
«phase importante pour la jeune démocratie tunisienne»
.
Que signifie ce vote de défiance sur le plan institutionnel ?
C’est une bonne nouvelle car c’est le Premier ministre lui-même qui l’a réclamé. Depuis déjà plusieurs mois, il y avait des tensions avec la majorité et surtout avec le président de la République. Mais par amour-propre, Habib Essid a souhaité passer par le Parlement, avec le vote de confiance, plutôt que de se soumettre aux injonctions du chef de l’Etat. Il savait pourtant pertinemment qu’il ne pouvait pas gagner cette bataille. Mais c’était un geste fort, pour affirmer que dans cette Tunisie-là, on ne peut pas passer outre la légitimité de l’Assemblée. Essid est un technocrate, mais il vient de donner une belle leçon, à même d’ancrer le parlementarisme dans la nouvelle culture politique tunisienne.
Paradoxalement, en sort-il renforcé ?
Sur le plan moral, oui, incontestablement. Après, on ne peut pas dire qu’on est renforcé quand on perd une bataille et qu’on ne va pas au bout de sa mission ni au bout des réformes qu’on a engagées. Politiquement, cela reste un échec.
A quoi va ressembler le gouvernement d’union nationale voulu par Beji Caïd Essebsi ?
L'union nationale est certes une nécessité, mais elle est impensable aujourd'hui. Il y a tellement de tensions à l'intérieur de Nidaa Tounes, le parti présidentiel, qu'il va être difficile de faire de la place à des personnalités extérieures, venant d'Ennahdha [le parti islamo-conservateur, ndlr] ou de l'Union patriotique libre [la formation du parti du riche homme d'affaires Slim Riahi]. C'est pourtant indispensable. Nidaa Tounes ne peut gouverner seul. Je ne suis pas optimiste à court terme: le président est très fragilisé lui aussi. Il y a un énorme enjeu autour de son âge: il a 89 ans. Ça aiguise les appétits.
Les partis réfléchissent déjà à l’après-Essebsi ?
Tout le monde ne pense qu'à ça ! Les conversations quotidiennes en Tunisie tournent autour de cette question : combien de temps ça va durer ? Qui pour le remplacer ? Sa succession est dans tous les esprits. On ne peut pas imaginer la question de la modernisation de la vie politique avec un homme du passé. A l'intérieur de Nidaa Tounes, les divisions sont nées à cause de cela. Certains envisageaient la succession du Président par son fils, Hafedh Caïd Essebsi. Cette tentation népotique a provoqué des défections à l'intérieur du parti présidentiel [32 députés ont quitté le groupe parlementaire à l'automne dernier]. Nidaa Tounes est devenu minoritaire au Parlement et a dû faire des alliances pour éviter la crise politique et de devoir retourner aux urnes plus tôt que prévu.
On a beaucoup reproché au Premier ministre son échec sur le plan économique. Est-ce sévère ?
Non, l’économie tunisienne est très mal en point. La Tunisie a peu de ressources naturelles. Elle disposait d’un secteur tertiaire important, du textile et surtout du tourisme. Les trois attentats de 2015 ont fait fuir les touristes et les investisseurs. La situation est devenue vraiment critique et il n’y a pas de recette miracle. Si on ne rétablit pas la situation sur le plan sécuritaire, il n’y aura pas de retour des touristes. Or tant que les caisses de l’Etat ne se rempliront pas à nouveau, les réformes seront bloquées.
Quel est son bilan, justement, au niveau sécuritaire ?
C’était une question centrale, et l’une des spécialités d’Habib Essid. Il a entamé une bonne collaboration avec son voisin algérien, qui joue un rôle très important pour sécuriser la Tunisie, tout comme avec l’Union européenne et la France. Il y a une amélioration, mais on est loin d’être revenu à la situation d’avant 2013. Il y a surtout eu une réforme des services de sécurité. Auparavant, la fonction principale de la police et des services de renseignement était d’assurer la pérennité du régime et la répression de l’opposition. Ils n’étaient pas du tout préparés, formés, orientés vers le contre-terrorisme. Il a fallu tout revoir. C’est très compliqué, ça prend du temps de revoir les habitudes des institutions sécuritaires.
Quels équilibres politiques se dessinent-ils pour la démocratie tunisienne ?
Compte tenu de la sociologie tunisienne, trois grandes forces vont exister dans le paysage dans les cinq à sept ans qui viennent. D’abord, le seul vrai parti politique aujourd’hui dans le pays : Ennahdha. Les islamistes ont un enracinement ancien, une véritable base sociale, au sens marxiste du terme, et une capacité de mobilisation, avec des militants disciplinés et convaincus. Ennahdha a le temps pour lui. Il est le seul parti cohérent, avec un leadership, un programme politique. Quoi qu’il arrive, il sera incontournable. La deuxième force sera une formation de centre-droit, néo-bourguibiste, telle qu’incarnée actuellement par le président Essebsi. Elle tient grâce à un mélange de nostalgie et de paresse idéologique. Le troisième courant sera un parti de coalition. Comme en Allemagne ou en Italie depuis les années 50. Une formation qui aidera à construire les majorités politiques sur les projets, les idées. Ce courant n’existe pas encore. Il est en phase d’émergence, de structuration, mais il n’est pas abouti. Il lui manque un leader charismatique.
Et un parti progressiste ? De gauche ?
Aujourd’hui, cette force-là n’existe pas dans le champ polique. Il y a une institution syndicale très importante et ancienne, l’Union générale tunisienne du travail, qui peut jouer un rôle, mais pas politique. En Tunisie, après trente ans de Ben Ali, la gauche est laminée. Il faut construire un nouveau projet sur de nouvelles bases, avec une génération renouvelée car les préoccupations et les demandes d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec celles de la génération post-indépendance.
(1) Auteur de Daech, histoire, enjeux et pratiques de l'Etat islamique, aux éditions Eyrolles, à paraître en septembre.