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Libération
Afrique du Sud

La colère noire de la génération post-apartheid

A Johannesburg, comme dans d’autres grandes villes, les étudiants s’élèvent contre les inégalités sociales et raciales, tournant le dos à l’ANC porté au pouvoir par leurs parents.

Manifestation contre la hausse des frais de scolarité, à l'Université de Witwatersrand, à Johannesburg le 21 octobre. (Photo Marco Longari. AFP)
ParPatricia Huon
Correspondante à Johannesburg
Publié le 02/08/2016 à 19h11

«Traitez-nous avec dignité», «les Noirs ne valent pas cher»… Leurs accusations inscrites au feutre sur des pancartes de carton, quelques dizaines d'étudiants manifestent sous l'escalier de pierre de Central Block, le bâtiment néoclassique qui trône au milieu de l'université du Witwatersrand, la plus prestigieuse d'Afrique du Sud. Depuis près d'un an, les actions de protestation font partie du paysage sur le campus. A travers elles s'expriment les doutes d'une génération face au bilan du Congrès national africain (ANC), au pouvoir depuis 1994, et à un modèle de transformation qu'elle juge inefficace. Alors que des élections municipales se tiennent ce mercredi en Afrique du Sud, l'ANC est plus affaibli que jamais. Le scrutin fera office de test pour le parti du président Jacob Zuma, empêtré dans des scandales de corruption et de plus en plus critiqué. Selon un dernier sondage, le principal parti de l'opposition, l'Alliance démocratique (DA), pourrait s'emparer de plusieurs villes, dont Johannesburg, Pretoria (la capitale administrative) et Port Elizabeth. La génération dite born free, née après la fin de l'apartheid (officiellement aboli en 1991), est la première à critiquer les carences du gouvernement. Devenue adulte, elle exprime un malaise trop longtemps enfoui.

La colère des étudiants a explosé en octobre 2015, lorsque le gouvernement annonce une forte hausse des frais de scolarité, qui s’élèvent déjà à plusieurs milliers d’euros par an. Une fortune pour le plus grand nombre. Les jeunes s’insurgent, descendent dans les rues. Leur slogan #Feesmustfall (les frais doivent tomber) se répand sur les réseaux sociaux, le mouvement s’étend à toutes les facs du pays, les manifestations rassemblent des milliers de personnes. Ils obtiennent finalement victoire : Jacob Zuma annonce qu’il n’y aura pas d’augmentation des frais de scolarité en 2016. Mais le volcan qui vient de se réveiller ne s’éteint pas.

Classe moyenne

Distribution de nourriture pour les étudiants, fin de la sous-traitance du personnel de l'université, lutte contre les violences sexuelles, quelle que soit la revendication du jour, Mami Makokoe, 19 ans, prend part «presqu'à chaque fois» aux manifestations. Ces soubresauts de mobilisation, s'ils ne rassemblent plus qu'une minorité, montrent qu'il ne faudrait qu'une étincelle pour remettre le feu aux poudres. Cheveux courts, large sourire, la jeune femme est étudiante en génie chimique. Un choix fait plus par nécessité que par passion. «Je viens d'une famille pauvre, dit-elle. J'ai opté pour une branche où il y a de la demande et où je suis presque sûre d'avoir un travail.» Au bac, Mami obtient de bonnes notes en maths et en sciences et décroche une bourse de l'Etat, qu'elle devra rembourser à la fin de ses études. «Mais cela ne couvre pas tout, explique-elle. Et je n'ai pas pu obtenir de logement dans une résidence universitaire.» Tous les jours, elle rejoint la maison familiale dans le township de Kagiso, dans l'ouest de Johannesburg. Un trajet d'environ une heure en transport public qui pèse lourd sur son budget et son emploi du temps. «Lorsque je reste tard à la bibliothèque, je passe la nuit dans la chambre d'une amie, dit-elle. Je dors sur le sol.» Pour elle-même, pour sa mère sans emploi et sa famille qui compte sur elle, Mami sait qu'elle n'a pas droit à l'échec.

«Ces jeunes commencent leur vie active avec des dettes, des personnes qui dépendent d'eux et, surtout, des attentes qui pèsent lourd sur leurs épaules», constate Daryl Glaser, professeur de sciences politiques à «Wits». Le mouvement #Feesmustfall est mené par des jeunes éduqués, ambitieux, appartenant à la classe moyenne, ou qui peuvent espérer y accéder. «Ils se retrouvent plongés dans un monde où les Blancs sont encore surreprésentés, dit-il. Ils refusent de se faire assimiler et, au contraire, se révoltent. Parfois avec une violence qu'ils perçoivent comme romantique, héroïque. Ils veulent secouer le système et prouver qu'ils n'oublient pas d'où ils viennent.» On assiste à une résurgence du Mouvement de la conscience noire, créé au début des années 70 par Steve Biko, intellectuel et activiste sud-africain battu à mort en détention par la police d'apartheid. «Ses prises de position, plus radicales, avaient été mises à l'écart par le discours non-racial de l'ANC», rappelle le professeur.

Arrivé au pouvoir en 1994 après les premières élections démocratiques, le Congrès national africain de Nelson Mandela a prôné la réconciliation à tout prix. Mais les compromis consentis laissent un goût amer. L'économie se porte mal, l'accès aux services de base n'est toujours qu'une promesse pour des milliers de Sud-Africains, les inégalités se creusent et, parmi cette génération post-apartheid, ils sont de plus en plus nombreux à avoir le sentiment que l'ANC les a «trahis».

«La liberté politique sans émancipation économique ne sert à rien. Le peuple noir continue à souffrir», dit Busisiwe Seabe, une étudiante en droit et en archéologie de 22 ans au discours politique bien rôdé. Même Nelson Mandela, «un vendu», ne trouve pas grâce à ses yeux. Jacob Zuma ? Elle éclate de rire : «Quelque part, je l'aime bien, car au moins, il a ouvert les yeux de la population sur la corruption de nos dirigeants et l'impact que cela a sur nos vies.» Longs cheveux tressés, yeux pétillants et visage d'ange, la jeune femme a été arrêtée deux fois pendant les manifestations et vient d'être autorisée à regagner le campus après une nouvelle suspension. Avec une poignée d'autres «camarades», elle avait interrompu un match de foot en faisant irruption sur le terrain.

Busisiwe milite au sein des Combattants pour la liberté économique (EFF), le parti de la gauche radicale, créé par le populiste Julius Malema en 2013. Au risque de se confronter à ses parents, d'anciens activistes qui ont pris les armes contre le régime raciste, fervents supporteurs de l'ANC. «Ils ne comprennent pas. Ils pensent que je manque de reconnaissance, que je veux leur ôter leur rêve de "nation arc-en-ciel", dit-elle. Mon père a menacé de me déshériter. Depuis plusieurs mois, on ne se parle plus.» Un choc générationnel qui n'altère pas son enthousiasme pour le mouvement de contestation et ses rêves de révolution. «C'était spontané. L'anarchie dans ce qu'elle a de plus beau, dit-elle en référence aux jours pendant lesquels les étudiants ont occupé des bâtiments de l'université. Mais il ne fallait pas s'arrêter là.» Quitte à avoir recours à la violence.

«Privilège blanc»

A Wits, une salle de lecture a été incendiée. Dans une autre université de Johannesburg (UJ), c'est l'auditorium principal qui a été réduit en cendres en mai. «Cela n'a aucun sens de réclamer une éducation gratuite et de détruire les locaux qui servent à cette éducation, regrette Fasiha Hassn, secrétaire générale du Conseil représentatif des étudiants à Wits. Mais ces actes sont l'expression d'une colère profonde.» Plusieurs incidents ont aussi illustré une résurgence du clivage racial. Lorsqu'un étudiant arbore ouvertement sur un tee-shirt l'inscription «Fuck White People» (j'emmerde les Blancs), le débat s'enflamme.

A Wits, désormais, les «non-Blancs» représentent la majorité (65 %) des 33 000 étudiants. Mais beaucoup luttent, quotidiennement, avec leurs désillusions. «Nous n'avons pas vécu l'apartheid, mais nous ressentons les conséquences des années d'oppression», dit Fasiha Hassan qui, bien que très critique envers Zuma, continue de soutenir l'ANC. Malgré l'émergence d'une classe moyenne noire, elle estime que le «privilège blanc» reste omniprésent. «Peu d'étudiants blancs semblent se sentir concernés par la lutte pour une éducation gratuite, accessible à tous, affirme-t-elle. Leurs parents ont de l'argent, ils sont allés dans des écoles privées, ils vivent en ville, ils parlent un anglais parfait, ils ont un ordinateur qui leur permet d'étudier chez eux… Malgré la mise en place d'un système de discrimination positive, on ne peut pas nier qu'ils ont accès à plus d'opportunités que l'étudiant noir qui a grandi dans un township.»

Elle regrette aussi le «curriculum eurocentré» et le nombre de professeurs noirs, «toujours largement minoritaires». Des questions que l'université commence à prendre en compte. «L'idée n'est pas d'effacer la diversité de l'Afrique du Sud, mais de créer un système qui reconnaisse l'existence, la culture et les besoins d'une majorité de la population», souligne Fasiha Hassa. Pour elle, le combat n'est pas différent de celui, inachevé, qu'ont mené ses aînés : «C'est avoir le courage de dire non au système et de vouloir un pays égalitaire où nos enfants pourront devenir quelqu'un.»