Pour ou contre l'exploitation de l'uranium ? Rarement un sujet aura autant partagé les Groenlandais. Les divisions scindent des familles entières de l'île aux 56 000 habitants, grande comme quatre fois la France. «Certains ne se parlent plus, assure un opposant. Même les enfants sont impliqués. Ils se croient obligés de choisir un camp. C'est très malsain.» L'Inuit Ataqatigiit, principal parti d'opposition, réclamait en mai la tenue d'un référendum. Mais malgré plusieurs manifestations organisées devant l'Inatsisartut (le Parlement groenlandais) dans la capitale de Nuuk, les députés ont refusé.
Au cœur des débats : Kvanefjeld, une montagne qui s'élève à 700-800 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle est située dans le sud-ouest de l'île, à 8 kilomètres de la ville de Narsaq et de ses 1 500 habitants. En 2007, la compagnie australienne Greenland Minerals and Energy (GME) y a obtenu un permis d'exploration des «terres rares», ces métaux essentiels à la fabrication des produits de haute technologie. Selon Julie Hollis, géologue au ministère des Ressources minérales, la montagne en renferme «l'une des plus grosses réserves inexploitées au monde». GME table sur une production annuelle de 22 000 tonnes - soit plus de 6 % de la production mondiale annuelle - pendant trente-quatre ans.
Mais la compagnie australienne a mis une condition : pour que le projet soit rentable, elle veut aussi pouvoir exploiter l'uranium présent dans la roche. Selon Per Kalvig, directeur du Centre d'étude des minéraux et matériaux à Copenhague, il s'agit d'un des plus grands gisements au monde, mais de pauvre qualité : «La roche ne contient que 340 grammes d'uranium par tonne, alors qu'un gisement de bonne qualité peut en renfermer dix fois plus.» Au total, la compagnie produirait 500 tonnes d'uranium par an. Encore faut-il qu'elle obtienne le feu vert des autorités groenlandaises qui examinent en ce moment sa demande de permis d'exploitation.
«Temps des colonies»
Le sujet est ultrasensible au Groenland, où se profile la question de la souveraineté de l’île, colonisée par le Danemark en 1721. Pendant la Seconde Guerre mondiale déjà, les Américains y avaient installé une base militaire et mené dans le plus grand secret des études géologiques dans le cadre du projet Manhattan - qui a conduit à la fabrication de la première bombe atomique. En 1946, Washington avait même fait une offre à Copenhague : 100 millions de dollars en or pour la province.
Les Danois en ont tiré un enseignement : «On avait la conviction que si on trouvait de l'uranium, cela ne servirait pas nos intérêts. Il y avait les Etats-Unis d'un côté, l'URSS de l'autre, raconte l'historien Henrik Knudsen. C'était le début de la guerre froide et le Danemark espérait rester neutre.» Des expéditions sont alors organisées. Le royaume espère que l'atome lui permettra de pallier sa dépendance au charbon polonais et au pétrole brut importé du Moyen-Orient. C'est un fiasco, en tout cas jusqu'au début des années 70, où l'envolée des prix de l'uranium suscite un regain d'intérêt. Mais au Danemark, le mouvement antinucléaire progresse, ainsi que les velléités d'indépendance sur l'île. En 1979, le Groenland obtient son autonomie et Copenhague abandonne ses projets d'exploration, de peur d'être accusé de pratiques colonialistes.
Garde-manger de l’île
Pendant les années qui suivent, Nuuk adopte de facto une position intransigeante : aucun permis d'exploration n'est délivré s'il touche aux matériaux radioactifs. Le principe de la «tolérance zéro» sera formulé a posteriori par Kim Kielsen, actuel Premier ministre et membre du parti social-démocrate, le Siumut. Dans un discours en 2008, il évoque ce moratoire, qui aurait été adopté par un Comité conjoint sur les ressources naturelles en 1988. Mais l'historien Henrik Knudsen a eu beau chercher, «on n'a trouvé aucune trace qui prouve qu'il y ait eu une décision formelle». Lars Emil Johansen, président du Parlement groenlandais, confirme : «C'est une décision politique qui a été prise à un moment où nous ne savions pas comment gérer les problèmes et le potentiel liés à l'uranium.» Henrik Knudsen, pourtant, assure que la grosse majorité des Groenlandais sont encore convaincus que la tolérance zéro a été adoptée par le Parlement. Pourquoi, autrement, aura-t-il fallu, en 2013, un vote des députés pour y mettre fin ? L'historien parle d'un argument pour convaincre les indécis : «En disant que la tolérance zéro date de l'époque où le Groenland était encore sous domination danoise, on sous-entend qu'elle appartient au temps des colonies et qu'il faut passer à autre chose.» Le Siumut, d'ailleurs, est un des plus ardents défenseurs de la suspension du moratoire, même si Lars Emil Johansen rappelle que «la tolérance zéro n'a pas été levée pour qu'on puisse ouvrir des mines d'uranium, mais pour faciliter l'extraction des terres rares».
Depuis 2008 et le renforcement de son autonomie, la province a repris le contrôle de ses sous-sols, qui lui appartiennent désormais exclusivement - ce qui n'était pas le cas avant. Un accord, cependant, stipule que les revenus tirés de l'industrie minière devront être partagés entre Nuuk et Copenhague. En tout cas, jusqu'à ce qu'ils recouvrent entièrement les subventions versées chaque année au Groenland par la métropole (3,6 milliards de couronnes danoises, soit 480 millions d'euros). «La moitié des revenus sera déduite des subsides, jusqu'à ce qu'on arrive à zéro», explique Jørgen Hammeken-Holm, directeur du ministère des Ressources naturelles. A terme, c'est donc l'indépendance économique, et éventuellement politique, de l'île qui est en jeu. Mais si les prospecteurs, encouragés par la flambée des cours du brut et la fonte des glaces facilitant l'accès à des gisements jusque-là hors de portée, ont afflué il y a quelques années, beaucoup sont repartis depuis. Car «la région arctique présente un niveau de risque élevé et exige de très gros investissements», constate Jørgen Hammeken-Holm.
Une dizaine de compagnies est restée sur la base «des promesses offertes par une des régions les moins exploitées au monde». Jørgen Wæver Johansen, le maire de la municipalité de Kujalleq, sur laquelle se trouve la montagne de Kvanefjeld, défend le projet. Il évoque les retombées économiques pour sa région, dont la population a diminué de 12 % en huit ans. «L'industrie minière a le potentiel de changer les règles du jeu», dit-il. Il compte sur la création de 750 emplois et «des revenus qui devraient augmenter et permettre à la municipalité d'offrir de meilleurs services pour les habitants». S'il faudra faire venir de la main-d'œuvre étrangère, il assure qu'«au bout de huit ou neuf ans, sur des projets similaires, 80 % des travailleurs sont groenlandais».
Selon les écologistes, cependant, l'impact sur l'environnement pourrait avoir un effet désastreux sur l'économie locale. La compagnie GEM prévoit par exemple de stocker un million de tonnes de déchets, dont certains radioactifs, dans un lac voisin, affirme Niels Henrik Hooge, des Amis de la terre. «Avec ses 20 000 moutons, le sud du Groenland est le garde-manger de l'île. Qui voudra consommer de la viande qui pourrait être contaminée ?» interroge-t-il.
Cercle circumpolaire inuit
Au ministère des Ressources naturelles, Jørgen Hammeken-Holm assure que le projet ne sera autorisé que «s'il respecte les exigences environnementales les plus strictes». Mikkel Myrup, président de l'ONG écologiste Avataq, n'est pas convaincu. Le problème, dit-il, «c'est que nous n'avons pas de scientifiques compétents pour évaluer les études d'impact environnemental, et que nous devons faire appel à des consultants». Nuuk n'est pas non plus liée par les conventions européennes, puisque l'île a quitté l'Union européenne en 1982.
Le maire de Kujalleq, Jørgen Wæver Johansen, avoue ne pas comprendre les résistances : «Dès qu'on parle d'uranium, les émotions l'emportent et on ne voit que le négatif. Il faut être pragmatique. Avec une roche qui ne contient que 0,034 % de matériau radioactif, il serait possible de la concasser, la charger dans un camion et parcourir l'Europe entière, sans avoir besoin d'un signe d'avertissement, car selon la législation européenne, le contenu en uranium est tellement faible qu'il n'est pas dangereux.»
Au cours des derniers mois, les tensions entre les deux camps se sont accrues. Mikkel Myrup, d'Avataq, parle d'une «guerre de tranchées où chacun campe sur ses positions, et les opinions sont politisées». Il est soupçonné de vouloir nuire au développement de l'île en s'opposant à l'industrie minière dans son ensemble, «ce qui n'est pas le cas», assure-t-il.
Le référendum réclamé par le parti d'opposition permettrait «d'apaiser la société et de se mettre d'accord sur une politique dans la continuité», défend la députée groenlandaise Aaja Chemnitz Larsen, qui siège à Copenhague. Elle dénonce une «accélération» ces derniers mois, avec le vote au Parlement danois, mi-avril, de deux lois visant à faciliter la production et l'exportation de l'uranium - car Nuuk a beau avoir le contrôle de ses ressources naturelles, Copenhague est encore compétent en matière de sécurité et de diplomatie. Les opposants y voient une nouvelle ingérence du Danemark dans les affaires de la région.
Aaja Chemnitz Larsen s'inquiète aussi de l'image de marque du Groenland à l'étranger. Les revenus tirés de l'industrie touristique ont doublé l'an dernier : «Nous sommes connus pour être une région très verte, avec une nature particulière.» Devenir une nation exportatrice d'uranium n'est pas anodin : «Cela implique un changement essentiel dans la façon dont nous nous percevons nous-mêmes.» Il y a aussi les répercussions sur l'équilibre régional : «En politisant nos ressources, nous mettons en danger la position du Groenland dans l'Arctique et nous risquons de contribuer à la militarisation de la région», met en garde Aqqaluk Lynge, ancien président du Cercle circumpolaire inuit. En attendant, la province, transformée en vitrine du réchauffement climatique, a décidé de ne pas ratifier l'accord sur le climat négocié à Paris : Nuuk refuse de débourser des sommes vertigineuses pour couvrir les émissions de CO2 produites par son industrie minière.