«Ils veulent nous faire disparaître», s'écrie la vieille femme devant quelques centaines de partisans réunis jeudi à Buenos Aires. L'emblématique foulard blanc sur la tête, Hebe de Bonafini, 87 ans, n'hésite pas à comparer les juges argentins aux militaires qui imposèrent une dictature entre 1976 et 1983, et assassinèrent deux de ses fils et sa belle-fille. Mais son «ils» englobe dans la même vindicte Mauricio Macri, le président de droite élu en novembre, et ses ministres.
Debout devant le siège de l’association des Mères de la place de Mai, qu’elle dirige, Hebe de Bonafini est l’héroïne d’un show médiatique comme elle les aime. Le matin même, un juge a lancé un mandat d’arrêt contre elle, après deux refus de se rendre à des convocations. La justice souhaite l’entendre sur l’utilisation de fonds publics dans un programme de logements sociaux que l’ex-présidente Cristina Kirchner, grande amie de la militante, lui avait confié.
L’exécution du mandat a été empêchée par ses partisans massés devant le bâtiment. Un peu plus tard, Hebe de Bonafini a été exfiltrée par ses sympathisants pour se rendre place de Mai, où elle défile presque tous les jeudis depuis 1977. Sous les fenêtres de la Casa Rosada, le palais présidentiel : joli pied de nez à Mauricio Macri.
«Point final»
Depuis le retour à la démocratie, Hebe de Bonafini n'a cessé d'occuper l'espace médiatique. Elle s'est d'abord investie dans le combat contre l'oubli des atrocités commises sous la dictature, au moment où était adoptée la loi dite du «point final», qui innocentait en 1986 la majorité des acteurs de la répression au nom de «l'obéissance due» par les militaires à leurs supérieurs. Devenue un fidèle soutien du régime de gauche des époux Kirchner, elle a bénéficié de généreuses subventions de leur part pour lancer un centre culturel et faire vivre son association.
Mais ses déclarations véhémentes et sa défense des régimes socialistes autoritaires (Cuba, Venezuela) ont fini par entacher sa réputation. Et les stars du rock ne la font plus monter sur scène à l’occasion de leurs passages à Buenos Aires. Sting, U2, Bruce Springsteen s’étaient pliés au rituel, en hommage à ces mères de disparus qui tournaient, chaque jeudi après-midi, sur la place de Mai dans l’attente de nouvelles de leurs enfants.
Aujourd’hui, la cible de la colère de Hebe de Bonafini est le juge Marcelo Martínez de Giorgi. Après la défaite de Daniel Scioli, candidat adoubé par Cristina Kirchner, à l’élection présidentielle, la justice a eu les coudées plus franches pour enquêter sur l’utilisation de l’argent public par les proches du pouvoir «K» (c’est ainsi que la presse argentine appelle tout ce qui touche au kirchnerisme). Notamment un programme de construction de logements, baptisé «Rêves partagés», confié par le gouvernement aux Mères de la place de Mai, pour raisons d’affinités idéologiques. Les principaux suspects des malversations sont les anciens comptables de la fondation, les frères Shocklender, que les Mères voulaient réinsérer dans la société après qu’ils ont purgé de longues années de prison pour un double parricide.
11 Septembre et «Charlie Hebdo»
Fidèle à sa ligne de défense, Hebe de Bonafini met en avant ses combats pour les droits de l'homme et évite de livrer des détails sur les finances de l'association, préférant dénoncer un règlement de comptes de la justice contre les partisans de l'ex-présidente. Jeudi, dans sa harangue, la vieille dame qualifiait les juges de «fils de mille putes».
Les déclarations à l'emporte-pièce sont une constante chez Hebe de Bonafini. Après avoir apporté son soutien aux Farc en Colombie et au mouvement armé basque ETA, elle déclarait avoir «levé [son] verre» en hommage au «courage» des terroristes du 11 Septembre. «Quand j'ai appris [les attentats], j'ai ressenti de la joie, écrivait-elle quelques jours plus tard. Dans les tours jumelles n'est mort aucun pauvre ni aucun vieux.» Dans le même esprit, elle réagissait à l'attaque contre Charlie Hebdo : «La France colonialiste qui a ruiné des milliers de petits pays n'a aucune autorité morale pour condamner le terrorisme. Ou alors posez la question aux Algériens, aux Haïtiens, ou à des centaines de leurs anciennes colonies.» Un salmigondis qui lui valut une lettre de protestation de l'ambassadeur de France.
Interdite de sortie
Une autre polémique concerne l'absence de relations entre les Mères et les Grands-Mères de la place de Mai. Ces dernières recherchent leurs petits-enfants, nés en captivité sous la dictature et donnés en adoption après l'assassinat de leurs mères. Elles en ont déjà retrouvé 119. Hebe de Bonafini s'oppose à cette démarche, au nom de la «mutualisation de la douleur» : montrer la joie d'une grand-mère et d'un petit-enfant qui se rencontrent pour la première fois renverrait les mères à leur peine de ne jamais retrouver leur propre enfant. La véritable raison de l'inimitié est plutôt la jalousie de Hebe de Bonafini envers Estela de Carlotto, la très médiatique dirigeante de l'association rivale.
Déclarée «en rébellion» pour son refus réitéré de répondre aux magistrats, Hebe de Bonafini est interdite de sortie du territoire, et peut être arrêtée à tout moment. Ce qui ne lui fait vraisemblablement ni chaud ni froid : vendredi, elle annonçait qu'elle se rendrait dans l'après-midi, comme elle l'avait prévu, à une réunion, dans la ville de Mar del Plata.