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Analyse

Paris bétonne sa place au soleil cubain

Restructuration de la dette, visite de Hollande… Le rapprochement semble déjà payer : Bouygues finalise un contrat majeur.

Bouygues et la société Paris Aéroport sont entrés en négociations exclusives pour la rénovation de l’aéroport de La Havane.  (Photo Enrique de la Osa. Reuters)
Publié le 12/08/2016 à 20h31

Le 4 août, la nouvelle a été fêtée comme une médaille d'or dans le camp économique tricolore. Le groupe Bouygues, numéro 1 mondial du BTP, a décroché un contrat de rénovation et d'agrandissement de l'aéroport José-Martí de La Havane. Associée dans l'affaire, la société Paris Aéroport (groupe ADP) sera chargée de la gestion du site. Bouygues n'a pas commenté l'information, ni avancé le moindre chiffre : «La phase de discussions exclusives vient de s'ouvrir, et nous avons pour habitude de ne communiquer qu'à la clôture des négociations», avance le service communication. Qu'importe, Matthias Fekl, secrétaire d'Etat au Commerce extérieur, se charge de pavoiser à la place du bétonneur : «C'est la première fois que les autorités cubaines confient à des entreprises étrangères la responsabilité d'infrastructures stratégiques», dit-il dans les Echos.

Marché restreint

La France n'a certes pas ménagé sa peine pour mettre le pied à Cuba, une fois annoncée la normalisation des relations entre l'île et les Etats-Unis, en décembre 2014. Trois mois plus tard, Fekl débarquait à La Havane avec un aréopage de patrons, et préparait le voyage de François Hollande en mai 2015. D'autres décideurs, Américains en tête, ont fait le déplacement. Avec ses 12 millions d'habitants, Cuba mérite-t-il cet intérêt ? «C'est certes un marché restreint, mais il y a de belles opportunités», note Daniela Ordóñez, économiste chargée de l'Amérique latine à la société d'assurance-crédit Euler-Hermes. Paris a été très conciliant dans la restructuration de la dette cubaine. Elle a été allégée d'un trait de plume de 3,7 milliards d'euros, correspondant aux pénalités et intérêts de retard accumulés par La Havane depuis 1986. Et 212 millions dus par Cuba resteront sur l'île, sous la forme d'un fonds d'aide aux projets français.

Le choix de Bouygues est remarquable pour une autre raison. Il a été décidé avec une vitesse jamais vue. Daniela Ordóñez souligne que «lancer un projet industriel à Cuba prend du temps, en raison d'un environnement réglementaire toujours rigide». Pour l'aéroport, la décision n'aurait pas pris plus de quatre mois, dans le cadre d'un appel d'offres restreint auquel auraient candidaté quatre sociétés.

Mais Bouygues, quelques semaines auparavant, avait frappé un autre grand coup, passé plutôt inaperçu. Le 18 juillet, une dépêche de Reuters révélait que le groupe avait fait appel à une centaine de travailleurs indiens pour accélérer la construction d'un hôtel 5 étoiles à La Havane, dont le chantier s'éternisait. Une vidéo cocasse de l'agence montre les expatriés ravis de leur sort, mise à part l'absence de chapatis (pains indiens) et de piment aux repas. Faire appel à une main-d'œuvre immigrée dans un pays où la population est sous-employée semble absurde, mais pas aux connaisseurs du monde économique cubain. Un homme d'affaires européen basé à La Havane en rigole : «Ils ont fait ce que tous les entrepreneurs étrangers rêvent de faire !»

Piment

Pour comprendre, il faut entrer dans «l'environnement réglementaire rigide», dont parle l'analyste de Euler-Hermes. Un investisseur étranger ne peut opérer à Cuba qu'en entrant dans une joint-venture avec une corporation locale, où l'Etat cubain détient 51 % des parts. Dans l'hôtellerie, ces corporations sont des émanations des forces armées. L'étranger ne peut pas recruter le personnel qui l'intéresse : il transmet ses besoins à une empleadora, sorte d'agence d'intérim. L'investisseur paie les salaires à la corporation partenaire, qui en reverse une petite partie aux ouvriers. Exemple : sur 1 500 dollars mensuels, salaire habituel dans la construction, le Cubain touchera 500 pesos, soit 21 dollars. Le reste va dans la poche de la corporation. D'où le manque de motivation des travailleurs. Les meilleurs spécialistes préfèrent offrir leurs services à l'embryonnaire secteur des auto-entrepreneurs : les restaurants privés qui s'agrandissent ou les particuliers souhaitant rénover leur domicile pour le louer aux touristes paient en devise forte (le CUC, aligné sur le dollar).

Pour pouvoir livrer à temps un chantier stratégique, l’Etat a été contraint d’accepter la venue de main-d’œuvre qualifiée étrangère. L’Etat cubain a ainsi fait l’aveu de l’absurdité du système imposé aux entreprises étrangères, mais aussi de l’iniquité des conditions imposées à ses propres travailleurs.