Pour l'occasion, Ruben a dégoté un tee-shirt bleu, dont les longues manches le protègent des nuées de moustiques du bord du lac. Le commandant guérillero le plus redouté du Paramillo, zone encaissée de cordillères du Nord-Ouest colombien, a remisé son éternel uniforme kaki pour transmettre, le 9 août, un «message d'espoir» au maire de Tierralta. Il y a tout juste sept ans, sa troupe des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) avait kidnappé les parents de l'élu de ce vaste canton rural. «Demandez à votre père de m'excuser, et commençons à travailler pour la paix», a lancé le rebelle, corps sec et moustache tombante, avant de recevoir l'accolade.
Les deux hommes accompagnent une commission venue de Cuba - où le groupe marxiste négocie avec le pouvoir colombien depuis fin 2012 - pour parcourir le hameau oublié de Gallo. C’est dans cette poignée de maisons faites de planches sur un sol en terre et dispersées au bord de la vaste retenue hydroélectrique du lac d’Urrá, que les combattants sous les ordres de Ruben devront livrer leurs armes à l’ONU dès la signature de la paix. L’accord final, calculent les négociateurs, pourrait être conclu d’ici quelques semaines. Après son approbation, qui devra se faire via référendum, les 8 000 combattants des Farc mettront un terme à cinquante-deux ans de guerre.
Animaux sauvages
Pour les soldats de Ruben, «l'ambiance a déjà changé», comme l'assure la guérillera Sol Angel, qui a survécu à de nombreux combats et au bombardement nocturne qui a tué son précédent chef, en 2013. Ces derniers jours, le campement est installé en aval de Gallo, à tout juste deux heures en barque de la dernière base militaire, au bord de la rivière gonflée par la saison des pluies. Une douzaine de couchettes de planches, abritées de bâches, y hébergent la petite troupe. Près de l'entrée, un jeune guérillero nettoie son fusil-mitrailleur avec méthode ; d'autres se lavent dans le ruisseau en contrebas, leur arme à portée de main. «La routine de sécurité se maintient», précise le commandant. Mais l'armée, qui avait disposé des milliers d'hommes dans le secteur et bloquait le transport des aliments et des médicaments, ne se hasarde plus dans les collines truffées de guérilleros en civil. Les survols aériens ont cessé et, la nuit, seuls les animaux sauvages alertent désormais les rebelles marxistes-léninistes. Les exercices matinaux ont été supprimés.
Dans la chaleur moite, Ruben explique la teneur des accords partiels conclus à La Havane. Les Farc y ont obtenu des promesses de peines aménagées, la redistribution de certaines terres, des garanties pour entrer en politique… Mais le gouvernement du président Juan Manuel Santos a refusé de remettre en cause le «modèle économique» libéral, remisant les vieux rêves d'un «triomphe de la révolution».
«L'accord ne sera pas la paix en soi», reconnaît une guérillera devant ses compagnons, en avalant son déjeuner dans une gamelle de fer-blanc. «Ce n'est qu'un point de départ pour la construire peu à peu en mettant fin à la misère.» Entre deux tours de garde, beaucoup reconnaissent que l'activité politique à laquelle ils se destinent comporte des risques. La plupart ont pris les armes après avoir subi les exactions des paramilitaires. Ces milices alliées à l'armée et à de grands propriétaires colombiens ont persécuté, à partir des années 80, les militants de gauche, et expulsé les paysans de régions entières. «Ils ont tué ma mère et m'ont humiliée alors que j'étais encore une enfant», raconte Sol Angel. Dans la zone, des dizaines de milliers de civils ont fui après avoir vu des proches torturés et assassinés, leurs maisons brûlées.
Feuilles lustrées
Officiellement démobilisées en 2006, les milices se sont pour certaines reconverties en puissantes bandes criminelles qui rackettent tous les commerces du centre urbain de Tierralta et ont immobilisé la région en avril en décrétant un blocus, parfois au vu et au su de l'armée. Même les canots à moteur qui parcourent le fleuve Sinu, dans les trouées du Paramillo, s'étaient tus. «Mais maintenant, ces paramilitaires sont plus là pour l'argent que pour combattre la guérilla», tempère le commandant Ruben, qui croit aux engagements pris par le pouvoir de lutter contre les milices.
De fait, dans tout cet ancien berceau paramilitaire qu'est le département du Cordoba, la peur a cédé et les organisations sociales se reforment peu à peu. «Les vieux militants des mouvements communistes, qui s'étaient fait oublier, ressortent au grand jour», constate Andrés Chica, cadre régional du mouvement d'extrême gauche Marcha Patriotica. A Gallo comme sur les rives du Sinu, les paysans se sont soudés en une association dont le président, Luis Carlos Herrera, n'hésite pas à dire que les terres sauvées de la spoliation l'ont été «grâce aux Farc». Mais le calme reste fragile : un dirigeant d'un groupe de paysans sans terre s'est fait tuer en novembre à deux heures de là. Marcha Patriotica dénonce l'assassinat de 236 de ses militants dans tout le pays en six ans, et Luis Carlos Herrera a reçu la visite d'inconnus lui «conseillant» d'abandonner l'association.
Ces nouvelles inquiètent aussi les paysans de Gallo. Dans ce hameau sans eau courante ni électricité, dont les chemins de boue mènent à une école souvent fermée faute de professeurs, les habitants ont subi les rigueurs du conflit. Un de leurs dirigeants a été abattu par les Farc en 2007 après avoir été jugé «coupable» d'avoir laissé des soldats camper dans sa ferme. «Nous voulons enfin la paix, parce que les pauvres sont les premiers à mourir dans une guerre, dit Wilson Goez, dont le village natal a été incendié par les milices. Mais j'ai peur que ceux d'en face veuillent attaquer les Farc pendant la démobilisation, ou cherchent à nous éliminer.»
«Ceux d'en face», les miliciens, pourraient aussi s'opposer au démantèlement du trafic de cocaïne prévu à La Havane. La coca aux feuilles lustrées, base de la drogue dont la Colombie est première productrice mondiale, représenterait 80 % des cultures plus en aval du fleuve, selon Luis Herrera. Les cultivateurs les plus méthodiques en tirent de quoi acheter des baskets de marque à leurs enfants, alors que la vente d'une récolte de riz ou de plantain peine à couvrir le prix du transport en canot. Le commandant Ruben reconnaît qu'il prend un impôt sur la feuille ; mais la coca transformée en pâte est achetée par des acquéreurs des bandes criminelles qu'il laisse pénétrer dans son secteur «désarmées pour éviter les problèmes», assure-t-il.
«Horrible nuit»
Après la démobilisation, «il faudra que le gouvernement colombien garantisse les prix des récoltes et construise des routes pour substituer ces cultures», propose le guérillero qui, après trente et un ans sous l'uniforme, se prépare à la vie civile dans la région. Comme lui, très peu de ses subordonnés, «essentiellement paysans», se voient vivre en ville, où l'opinion leur est hostile et où «il faut payer pour tout, même pour un bout de manioc». Beaucoup veulent terminer l'école, peut-être débuter des études… Auparavant, leur commandant, comme la plupart des dirigeants guérilleros, devra se soumettre à un tribunal de justice transitionnelle, dont la composition sera déterminée par les Nations unies et le Vatican.
Le commandant Ruben est notamment impliqué dans la mort de dizaines de civils, bombardés par erreur lors de combats avec des paramilitaires. Il promet de dire toute la vérité aux juges et aux victimes. «La police et l'armée devront en faire autant», ajoute-t-il. Afin, comme il l'a souhaité face au maire de Tierralta, «que cesse l'horrible nuit de violence» en Colombie.